Dernier de cordée
Tout groupe humain doit nécessairement avoir ses meneurs, des hommes et des femmes qui prennent des initiatives et endossent des responsabilités. Pour reprendre la métaphore dont usait récemment notre président de la République, dans toute cordée il faut un premier, celui qui passe devant et ouvre la voie. J’aime bien l’image et le pyrénéiste que je suis ne peut pas rester insensible à la métaphore présidentielle. Sauf que… Sauf que j’ai suffisamment progressé comme premier de cordée dans ma vie de randonneur pour savoir que la force d’une cordée se mesure précisément au plus fragile de ces membres. C’est toujours au rythme du plus lent que doit apprendre à progresser une cordée.
Je l’ai souvent pratiqué en accompagnant des jeunes en montagne ou sur les chemins de France et de Navarre. N’en déplaise aux jeunes ados avides d’exploits individuels, c’est toujours ensemble qu’il faut arriver à l’étape du soir. Les scouts et les guides le savent bien eux aussi : une équipe est d’autant plus forte qu’elle sait prendre en charge le plus petit pour l’aider à avancer car c’est à l’arrivée du dernier que l’on arrête le chronomètre. On pourrait d’ailleurs évaluer le degré de civilisation d’un peuple à sa capacité à prendre en charge les plus faibles de ces membres. Lorsque le plus fragile est placé au centre du groupe, c’est l’humanité qui grandit. Mais lorsqu’au contraire il est rejeté à la périphérie afin ne pas affaiblir les autres, c’est l’ensemble de la société qui peu à peu se déshumanise. C’est à notre capacité à accueillir, à accompagner et à protéger les plus faibles que l’on peut juger de notre degré d’humanité. Au fait, que faisons-nous de nos anciens, de nos grabataires, de nos mourants ? Que faisons-nous de nos handicapés et autres inadaptés de la vie ? Quel écart sommes-nous prêts à accepter entre les salaires les plus forts et les plus faibles ? Voilà un bon critère pour évaluer la force ou la faiblesse de notre société…
Le maillon faible : tout le monde se souvient cette émission TV tristement célèbre, parfaite illustration d’une société qui ne croit plus qu’à la réussite individuelle et à la loi du plus fort. Il s’agissait d’éliminer le plus faible, celui qui affaiblit le groupe : un « jeu » tellement symbolique de l'ultra individualisme et de son absurdité. Ce monde s’auto-détruit purement et simplement. Lors d'une randonnée en montagne, une telle attitude serait suicidaire. Car en cordée, le maillon faible devient précisément la force du groupe ; c’est autour de lui qu’il s’agit de développer des efforts si l’on veut arriver à bon port ; autour de lui que se fédèrent les énergies du groupe. Car bien évidemment en montagne, à l’inverse de tout esprit de compétition, il s’agit d’arriver tous ensemble ou de ne pas arriver du tout.
Et il y a plus encore ! Car le dernier de cordée, le petit, le fragile ne nous aide pas seulement en ce qu’il fédère autour de lui nos énergies ; si sa présence revêt tant d’importance, c’est aussi et surtout parce que dans sa fragilité même, il nous révèle quelque chose de nous, de chacun de nous, de notre vérité, de cette fragilité constitutive de notre être profond, de cette commune humanité que nous fuyons sans cesse dans nos désirs de toute-puissance. C'est bien en cela que le faible nous dérange. C'est bien en cela qu'il occupe une place si importante dans notre monde. Le petit me rappelle ce lieu en moi que je ne peux pas fuir à moins de me perdre moi-même. Il me rappelle que moi aussi je suis petit.
Alors, je suis d’accord, Monsieur le président, avec votre métaphore de la cordée pour évoquer notre désir de vivre en société mais, tant qu’à faire, essayons de filer la métaphore jusqu’au bout ! Nous pouvons espérer une société qui progresse telle une cordée en montagne. Mais avouez que nous sommes encore loin du compte… Regardez dans les rues et sous les ponts de nos villes : combien ont lâché la corde ! Regardez dans nos campagnes, le monde paysan épuisé de ne courir qu’après la productivité quand il faudrait simplement aimer la terre et les bêtes. Regardez dans nos usines où cette corde ne sert plus qu’à se pendre. Sur ma paroisse, la semaine dernière encore, un homme s’est pendu dans l’entreprise qui l’employait : encore un dernier de cordée que l’on n’a pas vu trébucher au moment où l’on accélérait le pas. Bon nombre de "premiers de cordée" n'ont même plus idée de ceux qui sont derrière... Il devient urgent que les premiers de cordée de notre pays se rappellent qu’ils ont pour tâche de veiller à ce que chacun arrive à bon port ; qu’ils n’oublient pas qu’ils seront perdants s’il en manque un seul à l’arrivée. Le premier de cordée ne mérite ce titre que s’il met toute son énergie à conduire l’ensemble du groupe jusqu’au sommet. A oublier cela, nous ne parlons du premier que pour mépriser le dernier.
Je crois en un Dieu qui a choisi d'occuper la place du dernier, du plus petit, du plus faible. De sorte que mépriser le petit revient à mépriser Dieu lui-même. Et je crois que l’Evangile a encore beaucoup à nous apprendre. Une sagesse ardente de vie que nous refusons encore et toujours ; nous restons tellement rebelles au vrai changement et tellement prisonniers de nos vieux schémas… Cette folie de l’Evangile qui me porte à croire que « les derniers seront premiers et les premiers seront derniers » (Lc 13,30). Quiconque prétend avancer en tête ne devrait jamais oublier cela… Ou bien nous arriverons tous ensemble ou bien nous aurons oublié d’être des hommes.
Pierre Alain Lejeune
18 octobre 2017