Premières journées
Les heures fraîches du petit jour sont déjà loin et la chaleur se fait maintenant lourde. Les oiseaux innombrables qui jouaient une véritable symphonie aux premières lueurs du matin se font maintenant plus discrets. Ils attendent sans doute que l’astre du jour se fasse moins ardent, quand les ombres à nouveau s’allongeront et que l’air deviendra plus respirable.
Nous sommes à la fin de la saison sèche et s’il tombe parfois, même en cette période, des quantités effarantes d’eau, ces pluies diluviennes restent épisodiques. Voilà une semaine que le ciel reste d’un bleu sans partage. La poussière vole derrière chaque voiture, chaque moto et chaque passant. Lorsque viendra la pluie, elle se changera en une boue et rendra tout déplacement incertain.
Je traverse cette journée, au même rythme que les précédentes, dans une lenteur qui ne m’était plus familière depuis bien des années, si ce n’est pendant les retraites vécues annuellement. La vie allait si vite, l’agenda était si bien rempli que j’avais oublié ce qu’est le temps. J’avais oublié comme il est bon de laisser à chaque minute le temps d’accomplir son œuvre avant de laisser venir la suivante.
Levé à 6h30, aux premières lueurs du jour, je commence par prier. Ce sont les meilleurs instants de la journée ; la fraîcheur est bonne et laisse le corps se déployer lentement. Je préfère consacrer ces meilleures heures, la meilleure part de la journée à celui qui en est le Créateur et Donateur. Vers 7h30 je retrouve mes compagnons autour d’un petit déjeuner plus ou moins long selon l’humeur du jour. Lorsque Fabio n’est pas parti visiter une communauté isolée, nous avons droit au rituel du café. Fabio est italien bien qu’il vive en Bolivie depuis plus de 25 ans. Il est le supérieur de la communauté. Le café pour lui est une liturgie et le temps qu’il prend à servir un « ristretto » à chacun de nous, constitue sans aucun doute pour lui une œuvre à la hauteur du lavement des pieds.
Je consacre une partie de la matinée à l’étude de l’espagnol. Au moins 3 heures à griffonner mon carnet, à écouter les leçons de la méthode Assimil enregistrées sur mon iPhone, à éplucher le dictionnaire trouvé ici et dont les pages sont à moitié noircies par l’humidité de l’atmosphère. Il y a souvent une course à faire dans les magasins des rues avoisinantes ; quittant alors la paix du presbytère, je me mêle à l’activité de la ville.
Ville est un grand mot en fait : San Ignacio compte certes 10.000 habitants mais aucune habitation ne dépasse un étage au dessus du rez-de-chaussée. Les rues sont couvertes de vieux pavés ou simplement de terre battue. Aucune route asphaltée n’arrive ici mais seulement une piste assez mauvaise et sans pont. Pour franchir le grand Rio Mamoré, il faut se livrer aux passeurs qui ont pour tâche de faire traverser véhicules, hommes et bétail sur des barges de bois. Après les fortes pluies, cette piste devient tellement impraticable que San Ignacio peut rester couper du reste du monde pendant plusieurs jours. Le seul moyen alors de gagner la grande ville de Trinidad reste l’ «avioneta» : un petit coucou de 12 places qui décolle et atterrit au gré des demandes. « A quelle heure décollons-nous ? Quand l’avion sera complet. Demain peut-être ». Ici le temps ne compte pas.
Au milieu de la journée, la prière commune nous rassemble dans le petit oratoire du 1er étage. Le déjeuner est le seul vrai repas de la journée. Nous prenons le temps de parler de tout et de rien. J’essaie de mettre en application les expressions apprises le matin et je mesure souvent le gouffre qui sépare la théorie de la pratique…Le repas est préparé par Elcie, une mère de famille qui passe une partie de la journée ici, entre la cuisine et le ménage. La base du repas reste le riz agrémenté de viande frie ou en sauce. Les légumes sont frais et savoureux : la nature est généreuse ici. Les empanadas sont autant de surprises : tout ou presque peut venir garnir ces petits chaussons farcis typiques de l’Amérique Latine. Quant aux fruits, ils sont à faire rougir de honte les étalages de nos grandes surfaces occidentales. La saison des mangues commence dans moins d’un mois… Le repas s’achève par la liturgie du café présidée par Fabio bien sûr.
L’après midi commence invariablement par la sieste. Le soleil est un ami dont il faut se méfier. Et lorsqu’il est trop haut, mieux vaut rester reclus dans la pénombre de sa chambre. Je consacre une partie de l’après midi à la lecture et pour dire vrai, je crains fort que les 10 livres emportés dans mon sac fondent comme neige au soleil. Je me mets également à l’écriture ; j’y retrouve un plaisir oublié je crois.
En fin d’après midi, vers 18h, le soleil relâchant son ardeur, je pars pour une promenade dans les rues voisines, sur la plaza mayor et parfois jusqu’au lac Isireri à 2 kms à l’ouest de la ville. Je suis parfois accompagné de Santiago. Santiago est notre ancien. Il a 76 ans. Il est arrivé ici quelques jours avant moi pour y vivre les premières années d’une retraite bien méritée. Il est catalan mais vit en Bolivie depuis 52 ans. Il a aussi vécu au Tchad pendant plusieurs années. Il est tout juste arrivé mais sa présence est déjà très importante il me semble dans la petite communauté de San Ignacio. Sa sagesse et sa malice, voire parfois son espièglerie, me font penser au personnage de Frère Luc, interprété par Michaël LONSDALE dans « Des hommes et des dieux ». D’ailleurs il lui ressemble un peu. J’aime sa compagnie. Il a l’humilité des hommes qui n’ont plus rien à prouver. L’autre jour nous avons marché ensemble jusqu’au lac pour y contempler le soleil couchant. Une bonne heure de marche aller-retour au rythme lent de ses nombreuses années et de son corps fatigué. J’aime sa lenteur et la manière qu’il a de mesurer chacun de ses gestes.
A 19h30, nous nous retrouvons dans l’église pour la messe. En semaine l’assemblée est peu nombreuse ; quelques dizaines de personnes tout au plus. Mais toujours une poignée de jeunes qui viennent animer les chants de leurs guitares et percussions, entraînés par Orlando, le plus jeune de la communauté, qui a en charge ici ce que l’on pourrait appeler la Pastorale des Jeunes. Il est prévu que je me joigne à certaines de ses activités dans quelques jours…La messe est souvent présidée par Bernardo le quatrième larron de la communauté, jeune jésuite bolivien, il vit à San Ignacio depuis 3 ans et il a passé une année entière dans un petit village isolé dans la forêt : San Francisco (rien à voir avec la Californie).
Le soir, il n’y a pas vraiment de dîner, chacun venant grappiller à la cuisine ce dont il a besoin. J’y retrouve souvent Santiago qui aime avaler toute crue une gousse entière d’ail : « C’est très bon pour la santé ! » me dit-il pour répondre à mon étonnement. Certes…
Nous avons une télévision au presbytère mais je dois reconnaitre que je ne me joins que rarement aux séances télé du soir. J’ai déjà beaucoup de mal à regarder la télévision en France mais je dois avouer que les chaînes boliviennes dépassent encore en médiocrité les nôtres ce qui en soit représente déjà un exploit. Et comme aucun journal n’arrive jusqu’ici - pas plus que le courrier d’ailleurs - il ne me reste pas beaucoup de solutions pour me tenir informé. J’ai donc commencé à prendre mes habitudes à la Bibliothèque Municipale où, moyennant quelques bolivianos, je peux trouver un ordinateur connecté avec une lenteur qui me fait un peu penser à Santiago. La réception étant satellitaire le débit est fonction, paraît-il, de la météo. Je me demande ce que cela donnera lorsque la saison des pluies aura commencé.
Cela ne fait pas encore une semaine que je suis arrivé en Bolivie. Ces premiers jours ne sont sans doute pas très représentatifs de ce qui m’attend dans les mois à venir. Je pense (j’espère) pouvoir prendre part à la vie sociale du quartier et de la ville. Demain dimanche sera sans doute une journée très animée : les messes, les matchs de foot du championnat très local (entre les différents quartiers de la ville) et les nombreux groupes de jeunes se réunissant à la paroisse le dimanche vont me donner une idée de ce que représente ici le week-end. A partir du 20 septembre, j’accompagnerai Fabio pour une première visite dans un village isolé à quelque 50 kms d’ici. Nous irons en moto et j’y resterai probablement quelques jours, histoire de me familiariser avec la vie loin de la « ville ». Dans mon sac je mettrai une moustiquaire, un bon bouquin et promis, je n’oublierai pas mon appareil photo !
Pierre Alain Lejeune
10 septembre 2016