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Trois jours dans le Cabitu


La piste que nous prenons en quittant San Ignacio est d’abord large et bien faite ; c’est celle qui mène à La Paz, à quelque 500 kms d’ici vers l’Ouest. Il faut tout de même une bonne quinzaine d’heures pour rejoindre la capitale par cette piste qui traverse la cordillère des Andes. Nous n’irons pas jusque là… Rapidement nous bifurquons vers le Sud ; la piste se rétrécit alors de plus en plus pour ne devenir qu’un sentier à travers pampas et jungle. Fabio m’amène avec sa moto à San José del Cabitu où je resterai 3 jours chez les religieuses de Maria Jesus qui tiennent un internat dans ce village.

Fort heureusement, la piste est sèche car il n’a pas plu depuis plusieurs jours ce qui facilite notre progression. Fabio me raconte qu’il lui est arrivé de rester bloqué plusieurs jours dans un village, la pluie rendant la piste impraticable. Après la traversée d’un rio sur une barge en bois, nous arrivons à San José pour le déjeuner. Il nous aura fallu 2h pour franchir 45 kms depuis San Ignacio ; un record de rapidité d’après Fabio.

Le village de San José est fait pour l’essentiel de maisons de bois, parfois de torchis ; les toits sont faits de feuilles de palmiers. Seuls l’école, l’internat et la maison des sœurs où je suis accueilli sont construits en dur. Pas d’eau courante bien évidemment mais un peu d’électricité grâce aux panneaux solaires des sœurs. Au milieu des habitations cohabitent poules, cochons, chiens et volailles en tout genre. Ce qui surprend en tout premier lieu, c’est l’absence quasi totale de bruits autres que ceux de la nature. Ne passent ici que quelques motos par jour et à chaque passage, tous les regards se tournent vers le nouvel arrivant.

Les trois religieuses, Urbelina, Claudina et Dona nous accueillent dans la joie ; cela fait presque un an qu’aucun prêtre n’est venu les visiter. Leur internat compte 38 pensionnaires, filles et garçons entre 8 et 18 ans. Aujourd’hui, seulement dix d’entre eux sont présents au foyer ; deux jours de vacances exceptionnelles ont été accordés en raison des fêtes du village de Mercedes del Cabitu, où je me suis attendu demain. Du coup beaucoup d’enfants sont rentrés chez leurs parents. Ceux de Mercedes del Cabitu notamment sont partis ce matin pour faire en 6h de marche les 25 kms que je ferai en moto demain matin. Il n’est pas rare que des enfants de 8 ou 10 ans partent pour 5 ou 6 heures de marches dans la forêt, parfois pieds nus ou en tongs, pour rejoindre le village de leurs parents. En fin d’après midi, les quelques jeunes présents au foyer m’amènent au Rio Cabitu : on peut s’y baigner. Alejandro m’assure que les piranhas ne viennent jamais ici, ils sont un peu plus en amont. « Bon, si tu le dis… ». Malgré la couleur peu avenante de l’eau (assez proche de celle de la Garonne à Bordeaux), je me baignerai donc avec eux. Les filles qui nous accompagnent se baignent aussi mais toutes habillées : ici le burkini n’a subi aucun arrêté municipal.

C’est la fin de la journée et les pirogues arrivent au village, les unes de la chasse, d’autres du travail de la terre. L’air devient plus respirable et ce serait parfait s’il n’y avait ces petites mouches microscopiques, les mariwis, qui arrivent par nuages et nous agressent par des piqures très vives. Les enfants ont l’air habitués, moi beaucoup moins… Les moustiques eux, font figure d’enfants de chœur à côté d’une espèce de taon dont la piqure laisse un gros bouton qui peut s’infecter très rapidement. Je pourrais vous parler aussi des fourmis qui remontent sous le pantalon si, par mégarde, on marche sur leur passage ; elles ne piquent pas mais mordent sauvagement. Mes gesticulations font beaucoup rire les enfants…

Le soir tombe et en discutant avec les jeunes, Francisco, 15 ans, me demande comment je suis venu depuis la France.

- Je suis venu en avion.

- Comme les avions que l’on voit dans le ciel ?

- Oui

- Et tu nous as vus en passant ?

- …

Je lui ai répondu que de là-haut on ne voit pas grand chose. Mais je pensais en moi que sa question et ma réponse avaient un autre sens : certes, de là haut et de là-bas, de ce monde d’où je viens, on ne voit pas grand chose de ce que vivent ici, tout en bas, Francisco et ses amis.

C’est dans le petit oratoire de l’internat que nous avons célébré la messe ce soir-là. La dernière remontait à l’année dernière et j’ai bien senti que pour ces quelques enfants présents et pour les sœurs, l’instant était solennel. Chaque soir, les sœurs animent un temps de prière avec les jeunes et le dimanche c’est une liturgie de la Parole qui rassemble les paroissiens. En célébrant la messe pour ces quelques jeunes je pensais à nos paroisses de Bordeaux ; à moins de 5 mn à pied, tout ceux qui le veulent peuvent trouver une église ouverte et une messe quotidienne. Et pourtant, si peu se déplacent. Je ne sais plus qui disait que nous ressemblons parfois à des affamés, mourant de faim à côté d’un frigo rempli de victuailles. Notre monde occidental est traversé par un manque terrible que notre hystérie consumériste cherche à masquer ou à fuir ; et nous ne savons pas voir que là, dans un petit bout de pain, tout nous est donné. Peut-être sommes-nous devenus trop riches pour découvrir réellement le trésor de l’eucharistie… La messe ce soir-là, avait quelque chose de simple et lumineux à la fois.

C’est le lendemain, après 2h30 de moto que j’atteins Mercedes del Cabitu par un sentier sinueux à travers une forêt de plus en plus dense : ce village est encore bien plus isolé que San José. J’y resterai jusqu’au lendemain. Agustino, le professeur du village qui me conduit sur sa moto, profite du voyage pour m’apprendre quelques mots de Trinitario (le dialecte local, venant du nom de la grande ville la plus proche, Trinidad). Il m’apprend également les noms des quelques animaux que nous apercevons, impossibles à photographier à mon grand agacement : singes, iguanes et oiseaux de toutes les couleurs. Augustino est déçu : il aurait voulu me montrer le caïman, le tapir, le célèbre anaconda et pourquoi pas le tigre qui habitent cette jungle mais nous n’en verrons pas. Pour atténuer sa déception, je l’assure que je préfère autant les voir sur un livre…

A Mercedes del Cabitu, un groupe électrogène fournit de l’électricité pendant 2h chaque soir. Pour le reste, le village est totalement auto suffisant en terme de nourriture. La nature est généreuse ici et il y a tout ce qu’il faut pour vivre ; mais rien de trop. Pourtant à mon grand désarroi, mon estomac aura bien du mal à accueillir avec la bienveillance que je m’efforce pourtant de manifester tout ce qu’on lui offre : la chicha (boisson de manioc et de maïs fermentée), une soupe faite avec la tête de cochon que l’on a laissé bouillir toute la nuit, des piranhas (si, si, l’homme peut aussi manger celui qui le mange parfois…),... Bref, ceux qui espéraient me voir prendre du poids ici vont être déçus…

Une petite école construite en dur rassemble une vingtaine d’enfants dans l’unique classe assurée par Agustino. C’est là que nous dormirons avec Sr Claudina, à même le sol. Heureusement nous avons amené 2 tentes igloo qui feront office de moustiquaires ; mais pourquoi donc Dieu a t-il créé le moustique ?!?!

Sr Claudina m’a accompagné pour cette visite de 24h dans le village de Mercedes. Sa présence m’est précieuse car beaucoup de choses m’échappent et elle connaît bien cette communauté. Il n’y a pas de religieuses ici ; pas non plus de catéchiste ou d’animateur comme dans d’autres villages. Pour la fête du village l’année dernière, Fabio n’avait pas pu venir à cause de la pluie ; cela fait donc deux ans qu’aucun prêtre n’est venu ici. Je dois donc « rentabiliser » ma visite : je baptiserai 10 enfants et 7 autres feront leur première communion dont Leidi qui, avec sa petite sœur ne me lâcheront pas d’une semelle de toute l’après midi. Elles tiennent absolument à me faire visiter leur école, la pirogue de leur père et leur maison. Je prends mon temps car j’ai compris qu’à chaque maison visitée je n’échappe pas à l’épreuve de la chicha…

Les quelques jeunes qui vivent à l’internat de San José ont amené leurs guitares et tambours et ce sont eux qui animeront les chants, remarquablement bien. L’assemblée elle, reste silencieuse en dehors des répons traditionnels qu’ils semblent bien connaître. Leur foi semble profonde, leur piété surtout est très forte. Beaucoup d’entre eux ne savent ni lire ni écrire et je sens bien que le discours importe peu. Ce qui compte, c’est la présence du prêtre. Bernardo me disait avant mon départ : « Tu verras, dans la célébration des sacrements ce qui compte ce n’est pas ce que tu diras mais ce que tu feras ». De fait, les sacrements sont d’abord des gestes. L’eau sur le front, le saint Chrême, le sel sur la langue : mes gestes sont accueillis dans un silence de cathédrale, dans cette petite église de planches et de palmes. C'est à ce moment précis, en marquant le front de ces enfants du Saint Chrême apporté depuis San Ignacio, que je me dis que je suis bien à ma place et je rends grâce à Dieu de m’avoir fait serviteur de sa Vie, signe de sa présence pour son peuple.

Je ne reverrai très probablement aucun de ces enfants que j’ai baptisés sur les rives du rio Cabitu, pas plus que Leidi et sa petite sœur. J’aurai seulement été pour eux, à ce moment de leur vie et sans qu’ils le sachent peut-être, signe du Christ ressuscité. Et ils auront été pour moi, l’Eglise naissante, le peuple que Dieu me donne à aimer et à servir.

Ce peuple n’est ni meilleur, ni pire qu’un autre. Il est traversé, comme tous les autres, par le mal et le péché. Les quelques pères de famille (dont le père de Leidi…) que j’ai découverts ivre-morts le lendemain matin au milieu du village me l’ont cruellement rappelé. Ici comme ailleurs, la vie est faite de cet inextricable mélange de pesanteur et de grâce. Mais ce peuple a sur beaucoup d’autres un immense avantage : il n’a pas perdu le contact avec la terre, avec la vie et il est trop pauvre pour avoir peur de perdre. En ce sens il a beaucoup à nous apprendre.


Pierre Alain Lejeune

27 Septembre 2016


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