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Par amour du peuple de Dieu


J’avoue avoir été un peu dérouté à mon arrivée par Bernardo, l’un des pères jésuites avec lesquels nous échangions sur la manière d’être prêtre ici en Amazonie. Il me disait alors : « Laisse-toi conduire par le peuple de Dieu. Eux, ils savent et ils te guideront ».

De fait, dans les villages que j’ai pu visiter ces derniers temps, j’ai eu bien plus le sentiment de me laisser guider que de gouverner quoi que ce soit. Avec le temps qui passe depuis que je suis ici, je commence à découvrir quelque chose de tout à fait nouveau, pour moi en tout cas ; j’avais bien plus l’habitude de voir le rôle du prêtre guidant le peuple que le contraire…

Ce changement de regard - il faudrait presque parler de révolution copernicienne - tient je crois à la manière dont les jésuites ont porté l’Evangile dans cette région depuis le 16ème siècle. Contrairement à ce qui a pu se passer dans d’autres régions d’Amérique Latine, les jésuites ont d’abord cherché à découvrir, comprendre et mettre en valeur les cultures qu’ils rencontraient. C’est qu’ils étaient convaincus que jamais le Christ ne peut s’imposer de l’extérieur ; il doit pouvoir se manifester de l’intérieur, surgir dans tout cœur humain à travers son histoire propre, sa culture propre et même parfois sa religion propre. Cela tient à la conviction profonde que le Christ est toujours déjà-là, qu’il nous devance en chaque cœur humain et qu’il s’agit bien plus de le rencontrer en chacun que de prétendre l’apporter à ceux qui en seraient dépourvus.

« Il vous précède en Galilée » : cette parole de l’ange aux apôtres le matin de Pâques devrait orienter tout effort missionnaire. Si Jésus nous précède là où il nous envoie, comment pourrions-nous avoir la prétention de l’apporter dans nos bagages ? Cette conviction doit nous ouvrir à plus d’humilité, d’écoute, de douceur et aussi par dessus tout, à nous approcher de chacun dans une attitude de contemplation.

Cette attitude des pères missionnaires jésuites a également contribué à développer une organisation ecclésiale dans laquelle le prêtre n’est pas au centre de tout. Dans les villages que je visite, les communautés sont guidées par des animateurs et catéchistes. Avec peu de moyens parfois il faut le reconnaître, ils rassemblent les enfants régulièrement et animent les prières dominicales, le prêtre ne passant qu’une ou deux fois par an. En Occident, nous avons été mal habitués et nous en venons toujours plus ou moins à penser que sans prêtre, il n’y a pas d’Eglise. Ici la vie chrétienne s’organise autour de la communauté et non autour du prêtre.

Les pères jésuites furent expulsés de cette région à la fin du 17ème siècle cédant la place à des prêtres dont les méthodes furent bien plus brutales et les mœurs moins édifiantes… Mais l’essentiel était semé et l’Evangile a continué de grandir malgré les abus subits par le peuple amérindien.

Cela a donné naissance à un christianisme qui a épousé la culture amérindienne au point de devenir parfois déroutant pour nous. Le culte des saints par exemple y est extrêmement fort Pour autant, on ne peut le réduire à une simple superstition et il est très clair pour chacun que c’est bien Jésus Christ, l’unique sauveur, qui agit à travers tous les saints souvent vénérés comme des protecteurs. Ou encore le culte de la « Terre Mère » très fortement présent ici pourrait choquer nos oreilles monothéistes… Et pourtant, si nous regardons ce qu’il en est aujourd’hui : entre eux et nous, qui a fait preuve d’un plus grand respect pour la création ? S’il est vrai que c’est aux fruits que l’on juge d’un arbre alors il est clair que le culte de la Madre Tierra est bien plus proche de l’Evangile que notre manière d’exploiter à outrance une planète à bout de souffle.

Bien sûr, aucune recette ne pourrait être transposée d’ici en Europe ni ailleurs. Mais, pour le moins, il me semble qu’un critère se dessine à travers l’histoire de l’évangélisation de cette région, critère qui pourrait nous éclairer. Ce que je découvre ici c’est qu’aucun pasteur ne peut prétendre semer l’Evangile véritablement s’il ne le fait d’abord par amour du peuple de Dieu. Vous me direz, cela va de soi ! Est-ce si sûr ? Quel est le critère ultime et souvent inconscient de nos entreprises d’évangélisation ? Combien de fois pourrions-nous être pris en défaut sur ce critère ? Combien de fois sommes-nous bien plus poussés par notre amour propre, par le souci de nos statistiques, par le désir à peine voilé de remplir nos églises, de gonfler nos rangs, bien plus que par un réel amour de chacun et de chacune ? S’il est vrai que même les plus beaux idéaux peuvent parfois couvrir les plus bas instincts, il faut reconnaître que même notre désir de communiquer la foi, pourtant si noble en apparence, peut parfois cacher quelque chose de notre violence, de notre orgueil ou de notre amour propre. Voilà un critère qui devrait rester premier pour tous les prêtres du monde : sommes-nous pasteurs par amour du peuple de Dieu ?

Bien souvent nous pouvons heurter ou même blesser par des paroles ou des attitudes que nous justifions bien entendu par le souci d’orienter, de ramener dans le « droit chemin » celui ou celle qui nous semble « dévier ». Mais posons-nous la question en vérité : ne serait-ce pas d’abord pour satisfaire notre bonne conscience, le sentiment d’avoir bien fait notre travail ou d’avoir appliqué la juste doctrine ? Une parole qui blesse est bien souvent une parole qui ne cherche pas d’abord le bien de la personne à laquelle elle s’adresse, une parole qui n’écoute pas. Qui est au centre de notre souci pastoral ? Si nous nous posons la question en vérité, alors il nous faudra reconnaître que nous avons encore bien souvent à nous décentrer de nous-mêmes, à cesser de chercher notre propre satisfaction. C’est l’amour du peuple de Dieu qui doit conduire notre zèle et notre désir de porter l’Evangile.

Il y a quelque temps, le pape François prêchant sur le Bon Pasteur nous invitait à considérer que le pasteur doit se tenir tantôt à l’avant du troupeau pour le guider sur le bon chemin, tantôt au milieu du troupeau pour partager sa condition et prendre soin de telle ou telle brebis, tantôt à l’arrière pour laisser le troupeau, qui a son propre flair, trouver le meilleur chemin. Et s’il vrai qu’au début de la journée le berger doit indiquer le chemin pour sortir de la bergerie, par la suite, les brebis savent bien d’elles-mêmes où trouver les meilleurs pâturages.

« Soyez les pasteurs du troupeau de Dieu qui se trouve chez vous ; veillez sur lui, non pas contrainte mais de plein gré, selon Dieu ; non par cupidité mais par dévouement ; non pas en commandant en maîtres à ceux qui vous sont confiés, mais en devenant les modèles du troupeau » 1 Pierre 5, 2-3


Pierre Alain Lejeune

17 octobre 2016

Photo : Messe avec le P. Fabio dans la petite communauté de Bellabrisa

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