Solitudes
Il serait plus juste de ne parler de solitude qu’au pluriel. Car ce mot cache en vérité plusieurs réalités. J’en compte au moins deux, ce qui est le commencement du pluriel…
Il me semble que la solitude est avant tout un espace qu’il nous faut cultiver en nous comme un jardin menacé par toutes sortes de constructions alentours souvent anarchiques. Espace de silence, de disponibilité, de rencontre, préservé contre l’envahissement du trop plein. J’aime marcher seul en montagne. J’aime prier seul. J’aime et je recherche cette solitude qui est ma véritable condition devant Dieu. A ses yeux, je suis unique. Devant lui, je suis seul. Et je sais qu’à l’heure de ma mort, quand bien même une main amie serrerait la mienne, c’est seul que je m’avancerai devant Lui. Cette solitude que recherche le moine (moine vient de « monos » : celui qui est seul) est la réalité de notre condition en ce monde. Même dans nos attachements les plus forts, nous ressentons toujours qu’au fond nous restons seuls. Seuls car uniques. Elle est douce et bonne cette solitude où se creuse l’espace d’une rencontre. Et si je préfère la prière silencieuse aux assemblées trop bruyantes, c’est certainement pour cette même raison. Nous sommes si habiles pour appeler « prière » ce qui n’est que remue-ménage et fuite du silence… Je crois même que c’est cette solitude-là, cet espace intérieur qui rend possible toute vraie rencontre, non seulement avec Dieu mais avec chacun de nos frères et sœurs.
Mais il est une autre solitude ennemie de celle-là ; à vrai dire, il serait plus juste de parler d’isolement. Cette solitude nous ronge intérieurement. Elle nous laisse là avec notre désir d’aimer, comme les mains trop pleines d’un cadeau embarrassant qui n’a pas su trouver à qui se donner. Cette solitude a plutôt la forme d’une blessure. Le prêtre qui a choisit le célibat recherche la première bien sûr. Il lui arrive aussi d’éprouver la seconde. Est-il possible d’accéder à la première sans passer par la seconde ? Je me pose souvent cette question à propos du célibat que j’ai choisi il y a 15 ans.
Le célibat des prêtres est source d’une grande fécondité dans l’Eglise. Maintes fois, j’en ai été témoin dans ma propre vie. Mais ce choix de vie nous met également dans une grande vulnérabilité. Ne pas éprouver la tendresse d’une épouse, ne pas voir les enfants de sa propre chair, rentrer chaque soir seul chez soi et se coucher dans un lit vide, n’avoir aucune oreille qui soit l’oreille unique et confidente, aucune bouche à embrasser, aucune main à serrer dans la sienne. Tout cela fait de nous des hommes qui « n’ont pas », des hommes « sans », des hommes fragiles.
Il est faux de penser que les prêtres seraient plus forts pour avoir choisi le célibat. Il est mensonger de dire qu’ils auraient une fois pour toutes résolu la question de leur affectivité. Beaucoup, consciemment ou non, regardent les prêtres comme une espèce un peu particulière d’hommes qui n’auraient plus de sexualité du tout ; des hommes qui auraient accompli « l’exploit » de se débarrasser de cette envahissante réalité, comme si cela était souhaitable. Ou même possible. Certains parmi nous jouent ce jeu-là dans une sorte d’angélisme de façade. Sans doute par réflexe d’autoprotection ; on ne peut pas leur en vouloir. C’est souvent d’ailleurs dans cette fuite de notre affectivité que nous sommes le plus infidèles à notre célibat. Je veux parler de cette grave infidélité qui n’est pas celle à laquelle on pense habituellement. Car la plus grande infidélité au célibat c’est la fermeture du cœur, l’endurcissement : se dérober à la relation, à l’altérité, celle qui altère, celle qui déplace. Car si le célibat a pour but de nous ouvrir plus encore à toute relation et de témoigner ainsi de la disponibilité de Dieu alors soyons honnêtes : que de fois en vérité sommes-nous infidèles à notre célibat !
Le célibat est un combat dont on ne sort jamais vainqueur. Pas plus que Jacob dans sa lutte avec l’ange (cf. Gn 32, 23-33). Prêtres célibataires nous sommes à jamais des hommes incomplets, insatisfaits, pauvres. À l’image de tout homme certes mais d’une manière tout à fait radicale. Prêtres célibataires nous sommes toujours perdant ; de cette perte de celui qui consent à perdre sa vie pour une victoire qu’il espère mais ne peut saisir. Nous essayons de donner notre vie, comme nous pouvons, avec toutes nos maladresses et nos ambiguïtés. Nous essayons de donner notre vie un peu comme on se jette à l’eau sans même savoir si l’on saura nager, sans bras amis pour nous recueillir. Le célibat est un acte de foi. Peut-être même un acte de folie...
Ici, au fond de la forêt amazonienne dans la communauté jésuite qui m’accueille, j’éprouve les deux solitudes. Elles viennent à moi imbriquées l’une dans l’autre, un peu comme une croix. Une croix à porter. Une croix à aimer. Sont-elles nécessairement indissociables ? Je n’ai pas de réponse à cette question. Mais je cherche à découvrir dans quelle mesure le célibat choisi peut réellement conduire à une plus grande ouverture du cœur. Un célibat qui ne conduirait pas à plus d’amour conduirait à la mort, à la perte de toute vie. Un célibat qui ne conduirait pas à donner la vie serait un non sens. Je cherche à découvrir comment cette perte et cette blessure qu'entraîne le célibat pourraient continuer à être source de fécondité dans ma vie. Comme une victoire de Dieu !
Sans doute n’ai-je encore fait que bien peu de pas sur cette voie étroite que nombre de mes aînés ont parcouru avant moi ; beaucoup font mon admiration. Sans doute ne suis-je encore qu’un débutant en ce domaine, même après 15 ans. J’essaie simplement de trouver la juste position pour continuer d’avancer sans mensonge ni dérobade sur ce chemin chaotique. Car le pire serait de me réfugier dans une position irénique qui ne serait que fuite, d’afficher une chasteté qui ne serait qu’angélisme. Car je crois au Dieu de la Vie, au Dieu qui m’appelle à choisir et à assumer la Vie dans toutes ses dimensions. Et je ne peux être prêtre que vivant. Le chemin continue…
photo : en octobre 2015, quelque part en Espagne sur le chemin vers Compostelle