Zachée, le grand.
Décidément, c’est à croire que dans l’Evangile il n’est question que de monter et de descendre, de s’élever et de chuter, d’être grand et d’être petit. Les dimanches se suivent et les paroles de Jésus semblent sans cesse nous ramener à ce désir profond et tellement ambigüe qui nous tient aux tripes : monter, s’élever, être grand !
Permettez-moi de me livrer à un petit jeu d’exégèse-fiction, de remplir les blancs de l’Evangile et d’inventer une histoire à l’homme de Jéricho. Zachée est petit. Nous pouvons imaginer les quolibets qu’il a dû endurer dans la cour de récrée : « Zachée la demi-portion ! Zachée le nabot ! ». Alors Zachée se bat pour grandir. Puisque la nature ne lui a pas donné les centimètres qui lui manquent pour en imposer, il gagnera le respect par lui-même ! Zachée l’humilié tiendra sa revanche par sa réussite. Il devient riche. Il grimpe un à un les échelons de la réussite sociale. Il amasse une fortune ; certes pas très honnêtement… C’est d’ailleurs ce qu’il lui vaut tous les noms d’oiseaux dont il est maintenant régulièrement affublé. Il est détesté de tous mais au moins il est puissant… Il en impose. Zachée la demi portion, Zachée le nabot tient sa revanche ! Il est devenu grand aux yeux du monde !
Mais comme Zachée est toujours aussi petit de taille, il doit monter dans un arbre pour apercevoir Jésus qui traverse la ville. On s’élève comme on peut… Trois mots de Jésus vont suffire à renverser tout cet artifice, toute cette construction de mensonge, d’humiliation et de vengeance :
- Zachée, descend vite !
Zachée, descend ! Cette manière de chercher à t’élever toi-même est tellement dérisoire… Descend ! J’ai autre chose à te proposer. Autre chose que cette guerre de position, que ce jeu de société où chacun essaie d’élever le menton au dessus de la mêlée. Zachée, descend vite ! J’ai autre chose à te proposer :
- Aujourd’hui, il faut que j’aille demeurer dans ta maison
- Comment ?!? Toi le prophète ? Toi le Saint, tu veux entrer dans ma maison ? Sais-tu que tous les passants crachent dessus en changeant de trottoir ?
La joie de Zachée est à la hauteur de sa surprise. Sa précipitation à la hauteur de ce qui est en train de se passer dans son cœur.
Car voilà sans doute ce que Jésus a su voir : le cœur blessé, l’humiliation, la blessure enfouie. Voilà précisément ce que Dieu sait voir dans chacun de nos cœurs : Dieu sait bien que derrière chacun de nos péchés se cache la marque d’une blessure. Avant d’être coupable, tout pécheur est d’abord victime ; avant d’être un escroc, Zachée a été le petit dont tout le monde se riait. Et c’est pour cela que Dieu pardonne sans cesse. Sa miséricorde est d’abord une question de clairvoyance : son pardon dit la justesse du regard qu’il pose sur chacun de ses enfants. Devant le péché, Dieu est d’abord bouleversé de voir son enfant blessé, son enfant perdu qui se débat contre le mal dont il souffre et qui finit par devenir complice de ce qu’il voulait combattre.
Voilà ce que nous, nous ne savons pas voir et voilà pourquoi nous avons tant de mal à pardonner. Lorsque nous voyons le péché dans la vie de nos frères, nous sommes choqués, offusqués, horrifiés. Et nous jouons les pharisiens : « Comment ?!? Tu vas t’asseoir à la la table de ce vaurien ? ». Cette mise à distance du pécheur est une bonne manière de nous auto-affranchir, de nous dédouaner à bon compte, de nous distinguer : « Nous ne mangeons pas de ce pain là, nous ! ». Et de continuer à jouer ainsi le jeu dérisoire de l’auto élévation.
Et lorsque le péché de notre frère nous blesse personnellement, nous ne voyons que le mal qu’il nous a fait ; nous ne savons que nous regarder nous-mêmes. Nous restons comme hypnotisés par le mal que nous avons subi, incapables de regarder notre agresseur autrement que comme un agresseur. Le cœur miséricordieux, c’est le cœur qui sait voir la blessure en l’autre avant de la voir en soi ; un cœur qui sait reconnaître derrière tout péché, le cœur blessé du pécheur.
Jésus se moque bien du scandale. Jésus s’approche, il touche le pécheur comme il a touché le lépreux. Peu importe le risque de contamination. Il se moque bien de passer pour un vaurien en s’invitant à la table d’un vaurien. Car avant toute autre chose, Jésus aime. Il aime, c’est à dire qu’il voit le cœur de Zachée : il voit la blessure ancienne, enfouie, il voit l’humiliation dans l’histoire de cet homme. La miséricorde est d’abord une affaire de regard.
Si seulement nous savions poser les uns sur les autres ce même regard d’amour ! Ce regard qui devine ce que seul le cœur peut deviner. Ce regard qui sait discerner derrière chaque violence, chaque égoïsme, chaque insulte, la marque d’une blessure cachée. Avant d’être coupable, tout pécheur est d’abord victime.
Et si nous entendions nous aussi cette invitation à descendre : « Descend vite ! ». Si nous consentions à ce que Jésus renverse nos constructions sociales faites de quêtes un peu minables de notoriété, de luttes d’influence et de recherche de nous-mêmes. Toutes ces luttes par lesquelles nous tentons d’obtenir par la violence ce que nous n’avons pas reçu par amour. Et si entendions ce que Dieu veut réellement : « Aujourd’hui, il faut que j’aille demeurer dans ta maison ». Si nous laissions Dieu descendre chez nous, poser sur nous son regard, entrer dans notre maison : lieu de toutes nos blessures, de toutes nos humiliations mais aussi de tous nos désirs d’être grands, d’être aimés. C’est là que Dieu veut résider. C’est à cette table pleine de toute notre vie qu’il veut s’asseoir avec nous. C’est ainsi que Dieu guérit les pécheurs que nous sommes : non par la remontrance et en fronçant le sourcil mais en s’invitant à notre table, en touchant de sa main la blessure, révélant ainsi la grandeur que nous sommes dans son cœur de Père.
Zachée, c’est aux yeux de Dieu que tu es grand. Tout le reste ne compte pas.
Pierre Alain Lejeune
27 oct 2016