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Altiplano


Pour changer de terminal dans la grande ville de El Alto je décide, pour une fois, de m’accorder le luxe d’un taxi ; juste un peu marre des minibus bondés. J’échange quelques mots avec le chauffeur. Il me demande où je vais ; je lui explique que je rejoins les pères jésuites dans la ville d’Oruro.

- Tu es prêtre ?

- Oui.

Sans trop de détails, je lui explique ce que je fais en Bolivie. Nous arrivons à destination.

- Combien je vous dois ?

- Rien Padrecito. Tu prieras pour moi !

- … merci. Quel est ton nom ?

- Lucio.

- Lucio, que Dieu te bénisse !

Je suis heureux ; je reviens du village de Jesús de Machaca, proche du lac Titicaca où j’ai vécu 24 heures inoubliables en rendant visite à un confrère jésuite, Franz, bolivien comme son nom de l’indique pas, en mission dans ce coin perdu du monde. Je suis plein de poussière et de soleil ; dans l’altiplano, à près de 4000 mètres d’altitude, les nuits sont glaciales, le soleil est brûlant et le vent ne cesse de soulever la poussière du sol. J’aurais voulu passer 2 ou 3 jours avec Franz mais en arrivant à El Alto samedi dernier le mal de l’altitude m’a littéralement terrassé et il m’a fallu rester trois jours dans la maison provinciale des jésuites à La Paz avant d’être suffisamment acclimaté pour pouvoir voyager. Une bonne leçon d’humilité pour le pyrénéiste que je prétends être…

C’est donc deux jours plus tard que prévu que je rejoins Franz à trois heures de La Paz. Le minibus semble compter autant d’années que son conducteur qui n’est plus tout jeune et la piste plutôt mauvaise, en tôle ondulée, achève de disjoindre les pièces déjà mal ajustées de notre véhicule brinquebalant. Je me retrouve coincé entre la vitre et ma voisine qui s’efforce de m’apprendre quelques mots en Aymara, faisant bien rire le reste des passagers. En mâchouillant les feuilles de coca qui me sont proposées par mes compagnons de voyage, j’ouvre grands les yeux pour ne rien perdre des sommets enneigés qui dominent l’altiplano et des eaux bleues du grand lac Titicaca, impossibles à photographier à travers la vitre sale qui ne veut plus s’ouvrir. Je la comprends…

Le petit village de Jesús de Machaca se trouve perdu entre pampa et monts désertiques ; seuls les lamas ainsi que quelques troupeaux de vaches et de brebis viennent troubler la monotonie du paysage. Le presbytère est une simple habitation en briques de terre cuite. Trois pièces : entre la cuisine et le petit bureau paroissial, se trouve l’espace vital de Franz, protégé du vent par des plaques de polystyrène collées sur la porte métallique. Un lit, une table, un Capharnaüm de livres et de vaisselle mélangés et une vieille radio poussiéreuse qui grésille en permanence une mauvaise musique. Il y a bien également un poste de télévision mais la parabole ne fonctionne plus. Lorsque je lui demande s’il ne souffre pas trop de la solitude, Franz me regarde en souriant : « On s’habitue à tout ».

Après la messe et un déjeuner qui se prolonge chez une famille du village qui nous a invités, en fin de journée nous nous mettons à cuisiner : je comprends que ma visite donne à ce jour une couleur de fête pour Franz. Nous passerons une soirée inoubliable de fraternité arrosée par la bière ouverte pour l’occasion. Lorsqu’on ne se rencontre qu’une seule fois dans la vie, lorsqu’on sait qu’on ne se reverra probablement jamais, les paroles sont souvent directes, vraies et sans détour. Nous avons presque le même âge et tant de choses à nous dire. Nos vies de prêtres ont bien peu de points communs. Un seul en fait : l’amour de Jésus-Christ et de son Eglise. Mêmes les silences sont plein de vérité.

La nuit est glaciale à cette altitude mais le ciel est si pur que j’ai bien du mal à rejoindre le lit de fortune qui m’attend dans la maison, à l’abri du vent. Et les étoiles innombrables, comme la promesse de Dieu à Abraham, me ramènent encore au sujet qui a nourri tous nos échanges ce soir : la promesse d’une multitude, la confiance dans l’inconnu, le peuple innombrable de Dieu. Et la manière dont Franz lui consacre sa vie, perdu dans ce coin de désert, me porte à la louange.

La matinée sera consacrée à recevoir les visites au bureau paroissial : inscrire un baptême, enregistrer une préparation au mariage. Je suis en terrain connu ; sauf que ni le lieu ni les paroissiens ne présentent beaucoup de points communs avec la rue Mably. Franz reçoit tout ce petit monde, écoutant les requêtes dans un espagnol mêlé d’Aymara, enregistrant les données sur l’ordinateur paroissial. Ce qui est surtout notable c’est que le temps ne compte pas : un jeune couple a fait 5 kms à pied pour inscrire le premier enfant au baptême : ils resteront plus d’une heure à discuter, à rester là, à ne rien faire, apparemment. Avec l’heure de marche du retour, ils auront consacré la matinée entière à ce qui aurait pu n’être qu’une démarche administrative. Mais il s’agissait du baptême de leur premier enfant. C’est étonnant comme chaque réalité prend du poids lorsqu’on prend le temps de la vivre pleinement.

En fin de matinée nous partons pour rendre visite à Melchior, 86 ans, diacre permanent depuis 30 ans, habitant à une demi heure de piste du village ; au milieu de nulle part, en pleine pampa, une maison adossée à une bergerie, battue des quatre vents. Melchior vit ici avec ses deux filles et ses deux gendres. Son épouse a quitté ce monde depuis de nombreuses années et nous venons célébrer la messe dans sa maison. Franz essaie de m’expliquer : dans la culture Aymara, la mort n’existe pas vraiment. Dans leur manière de comprendre la vie, ce n’est pas la mort qui est un passage mais plutôt la vie sur cette terre qui n’est qu’un passage dans une existence bien plus vaste. Pour eux, il n’y a pas un avant et un après la mort ; il faudrait plutôt dire qu’il y a un avant et un après la vie terrestre. Nous ne faisons que passer dans ce monde. Les morts sont plus vivants que nous et ils font partie de notre vie. Et si la « fête » des défunts dure ici plusieurs jours c’est parce qu’elle consiste à accueillir l’âme des morts qui viennent nous rendre visite pour cette occasion. Dans les cimetières et dans les maisons, de petits autel sont érigés sur lesquels sont placés, à côté d’une photo du défunt, toutes sortes de plats et de boissons : ce qu’il ou elle aimait bien manger et boire. « C’est qu’elle vient nous visiter, il s’agit de bien la recevoir !» ; de fait, lorsque Melchior parle de son épouse défunte, j’ai l’impression qu’il tient encore sa main dans la sienne. Pendant trois jours, les voisins se rendent visite et après avoir prié pour les défunts de la famille, chacun repart avec un Tantawawa : un petit pain en forme d’enfant, confectionné pour l’occasion.

Je ne comprends pas un mot à la messe que nous célébrons en Aymara dans la maison de Melchior mais notre petite assemblée de 10 personnes prie avec une telle ferveur que je n’ai pas besoin de saisir le sens des mots pour m’unir à leur prière et pour communier avec eux au corps ressuscité de Jésus. Nous ne pourrons pas repartir sans avoir partagé le repas et vidé toutes les bouteilles ouvertes pour l’occasion. L’unique verre fait le tour de la pièce à un rythme qui semble s’accélérer et il est absolument impossible de se dérober : je dois boire ce qui m’est servi sans omettre de verser chaque fois une rasade au sol pour remercier Pacha Mama : il s’agit de rendre grâce à la Terre Mère pour sa générosité. Pour mon cas, l’action de grâce est double : je lui dis également toute ma reconnaissance de m’épargner quelques gouttes à chaque verre. Le verre continue de tourner et je ne sais plus vraiment ce que je bois : bière, Coka Quina, Chicha. Je décide de faire confiance à mes hôtes. De toute façon je n’ai pas le choix. Et puis comme disait Sainte Thérèse d’Avila : « Tout passe… »

Mais il faut déjà repartir. Melchior me fait promettre que je reviendrai pour « dormir ». Pour lui cela signifie : « vivre plus longtemps avec nous ». Je bredouille une réponse évasive. Je sais bien que dans le monde où je vis, la vie n’est pas aussi simple que dans le sien… Sur le chemin du retour, j’ai le cœur un peu lourd. Je sais que je viens de vivre des heures d’une intensité rare. La foi de ce vieil homme qui vit ici depuis près d’un siècle m’a profondément touché ; la vie simple de cette famille au milieu d’un désert de soleil et de vent me parle de la simplicité de l’Evangile. Et dans le minibus qui me ramène vers la ville je pense à Franz. Il souffre de l’isolement dans lequel il se trouve et pourtant il me confiait que son ministère, dans sa pauvreté, suffisait à remplir sa vie. Ce qu’il m’a partagé durant les quelques heures que j’ai vécues ici vaut tout l’or du monde. A mon départ, nous ne nous sommes pas dit « au revoir » ; nous savions bien, lui comme moi, que ces mots auraient sonné faux. Nous nous sommes simplement dit « merci ». Il n'y avait rien d'autre à dire.

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