Pauvreté et liberté
Bien des lignes de ce que je vis ici depuis plus de deux mois semblent converger vers ce point, ce chemin et cet horizon : la pauvreté. La pauvreté sous diverses formes.
Il y a bien sûr la pauvreté matérielle tellement sensible ici. En entrant l’autre jour dans l’unique pièce d’une maison où toute la famille (nombreuse !) dort sur la même paillasse, je me disais en moi-même que jamais je ne pourrais vivre dans de telles conditions. Je suis trop riche. Et donc pas assez libre.
Il y a quelques jours, le pape François recevait 4000 personnes en situation de précarité et il rappelait au monde que « celui qui tourne le dos aux pauvres, tourne le dos à Dieu ». Car si nous devons tout faire pour lutter contre la misère, il faut aussi savoir reconnaître dans la personne du pauvre, un appel à (re)trouver une manière plus juste de vivre. Celui qui n’a pas, celui qui vit dans la dépendance, celui qui n’a aucune position sociale à défendre nous rappelle au fond, ce qu’il en est de chacun d’entre nous. C’est sans doute pour cette raison que nous avons tant de difficulté à nous approcher réellement des pauvres ; je veux dire, autrement qu’avec la condescendance qui trahit souvent notre tentative d’auto persuasion que, fort heureusement, nous ne sommes pas comme eux… autrement qu’avec le regard hautain de celui qui « aide » mais « de loin », en restant à sa place, sans se faire pauvre lui-même. Nous avons du mal à regarder les pauvres et à les aimer réellement parce qu’ils nous rappellent ce que nous sommes au fond : des pauvres. Et ce sont les pauvres - le « vrai trésor de l’Église » comme le disait le pape François – qui nous donnent de retrouver enfin la vraie nature de notre humanité. Il nous faut retrouver cette pauvreté si nous voulons réellement être hommes.
Mais revenons à ces autres formes de pauvreté que j’expérimente ici. Car je découvre aussi la pauvreté dans l’expérience du déracinement, dans la perte des repères, dans l’absence de toute activité pastorale ou presque qui représentait une certaine forme de « richesse » dans ma vie ces dernières années.
Pauvreté également dans la difficulté à parler une langue qui, par définition, ne me sera jamais maternelle. Dans la prédication notamment : quelle frustration de ne pouvoir dire avec toute la précision et les nuances nécessaires ce que la Parole de Dieu suscite en moi ! Une expérience de pauvreté : de cela aussi je me retrouve dépouillé.
Pauvreté enfin dans l’épreuve du corps qui doit accepter des conditions de vie plus rudes : la chaleur, le bruit, les nuits à même le sol, les intestins qui se rebellent, sans parler du mal de l'altitude lors de mon voyage dans l’altiplano : quelle pauvreté !
Mais voilà que depuis quelques semaines, tout cela semble trouver un sens notamment grâce à mes lectures. Parmi les livres emportés dans mes bagages, j’avais fait le choix de parcourir l’œuvre de Maurice Zundel, un auteur spirituel suisse du 20ème siècle ; je crois que ce choix était inspiré... Car il se trouve que Maurice Zundel voit dans la pauvreté l'une des clés de compréhension de l’Évangile. Dieu seul est vraiment pauvre ; pauvre de lui-même c’est à dire libre de lui-même. Dieu n’a rien car l’être même de Dieu n’est que Don. Contrairement à nous en qui l’être précède toujours le don, Dieu lui, n’est qu’en se donnant. C’est en se donnant qu’il est Dieu ; il n’est que relation, son être trinitaire n’est que relationnel « comme un oiseau qui ne serait que vol ». Pauvreté radicale dont la croix constitue la révélation ultime : Dieu donne tout. La croix révèle qui est Dieu en même temps qu’elle révèle ce qu’être homme veut dire : l’homme devient homme en se donnant. « Voici l’homme » dira Pilate en montrant Jésus dépouillé de tout.
Car Maurice Zundel voit l’humain non comme un donné initial mais comme un horizon vers lequel nous devons tendre : « L’homme est encore à venir ». Nous avons à devenir hommes. Comment ? En nous appauvrissant de nous-mêmes. Ce qui nous est donné au départ, ce moi possessif, cet égo envahissant n’est que le donné initial : ce n’est pas encore l’homme. D’où une méprise profonde sur ce que signifie « être homme ». Aux yeux du monde, "être homme" consister à imposer cet ego, ce moi autocentré au monde et aux autres. Or l’Évangile nous indique un chemin radicalement opposé : il faut que meurt le vieil homme afin qu’advienne en nous l’homme intérieur, l’homme libre et pauvre de lui-même, enfin à l’image de Dieu, enfin capable d’aimer et de se donner librement ; il nous faut « passer du moi possessif au moi oblatif ; du donné au don ». Cette renaissance, cette naissance à nous-mêmes ne peut être que le fruit d’un long travail de Dieu en nous, un travail de gestation qui nous dépasse dans une grande mesure. Nous demandons beaucoup de choses à Dieu oubliant que la seule qu’il importe vraiment d’obtenir, c’est le don de soi-même.
Pendant longtemps, j’ai cru avoir donné ma vie, une fois pour toutes, il y a 15 ans, le jour de mon ordination. Quelle méprise… quel orgueil ! Simon Pierre lui aussi a prétendu donner sa vie, une fois pour toutes, un soir de Pâque. Comme ça, comme un élan du cœur, il se sentait fort pour suivre son maître jusqu’à la mort. Quel poids d’orgueil venait se mêler à cet élan d’amour ? Quelle recherche de lui-même, quel rêve de la figure d’apôtre idéal venait rendre caduque cette promesse ? Avant même que le coq chante... Simon Pierre n’est pas encore assez pauvre pour donner sa vie. Il est encore trop riche de lui-même, trop encombré de lui-même. Mais à ne poursuivre que soi-même on ne trouve rien d’autre que sa propre médiocrité. A ne rechercher qu’une figure idéale de soi on ne trouve jamais Dieu. C’est l’expérience de Simon Pierre. Bienheureuse trahison ! Et l’apôtre apprendra de son Seigneur qu’il ne s’agit pas tant de donner sa vie que de laisser Dieu s’en saisir. Nous ne donnons jamais réellement notre vie ; tout au plus pouvons-nous essayer de nous en dessaisir. Même de la figure idéalisée de celui qui donne sa vie, il faut savoir se dépouiller. Simon Pierre ne sera libre de suivre Jésus qu’après avoir fait l’expérience de sa faiblesse : enfin assez pauvre de lui-même pour être libre. Pour aimer vraiment. Et pour laisser Jésus se saisir de sa vie.
Pauvre pour être libre. Assez pauvre pour pouvoir donner. Je ne sais s’il faut avoir atteint la moitié de la vie pour ouvrir les yeux sur cette vérité ; toujours est-il que je n’avais jamais perçu avec autant de clarté ce chemin de conversion qui n’est rien d’autre que le chemin des béatitudes : « Heureux les pauvres de cœur, le Royaume des cieux est à eux ». Sans doute le savais-je de manière encore trop cérébrale. Mais toute connaissance qui ne passe pas par l’expérience n’a que peu de valeur. Peut-être est-ce l’expérience de la vie qui m’ouvre les yeux. Je sentais bien que ce sabbat ne serait pas de tout repos…