Sabbat : célébrer la vie
La nuit a réveillé une armée de grillons, grenouilles et autres chanteurs nocturnes qui font retentir une véritable symphonie dans le petit jardin du presbytère. Comme chaque soir, après la messe et le dîner partagés avec les frères de la maison, je me retrouve dans ma chambre qui est aussi mon bureau. Et comme chaque soir, l’envie me prend d’écrire. Je suis le premier surpris par cette manie qui ne m'a pas quitté depuis que je suis arrivé à San Ignacio. Et dire que je ne publie que 10% à peine de ce que j'écris... Je ne sais pas ce qu’il en est pour les professionnels de la plume (ou du clavier) mais en ce qui me concerne, j’éprouve l’écriture d’abord comme un acte très intéressé. Il me semble qu’on écrit d’abord pour soi ; c’est comme un réflexe d’hygiène mentale, pour prendre soin de soi, pour essayer de comprendre ce qui se passe, pour mettre des mots sur sa vie. Et je découvre avec étonnement qu’en écrivant, l’expérience vécue se met à résonner ; elle prend du relief, de la profondeur.
Les bruits de la nuit ont pris le relais du chant des oiseaux et au loin une musique de flûtes et de tambours semble donner la mesure ; probablement un défunt de ce jour honoré par ses proches. La vie est ici une incessante célébration. Sous nos latitudes occidentales, c’est d’abord le travail qui rythme les jours. Ici, c’est la célébration de la vie. Il y a toujours quelque chose ou quelqu’un à fêter : un saint, une naissance, un mort, une arrivée ou un départ. La fête ici n’est pas accessoire. Ce n’est pas lorsque l’on s’est acquitté de tout le reste que l’on se met à célébrer la vie. Au contraire, la célébration semble être la priorité, la première réalité de la vie. Chaque fois, c’est l’occasion de se rendre visite, de partager quelque chose à boire ou à manger, d’être ensemble à ne rien faire. C’est à se demander quand les gens travaillent !
Voilà bien une question d’occidental… Cette question traduit bien d’ailleurs le décalage voire le déséquilibre que je vis ici depuis bientôt trois mois. Je pensais vivre une expérience pastorale ; en clair, je venais dans l’idée de travailler, d’aider les jésuites dans leur mission, de me retrousser les manches et vous allez voir ce que vous allez voir ! Mais bien plus qu’une expérience pastorale, c’est une aventure spirituelle que je traverse. Finalement le Seigneur m’a pris au mot… Je voulais vivre un temps de sabbat ? Eh bien, le voilà le sabbat ! La vie à San Ignacio ressemble à un éternel sabbat : une célébration incessante de la vie. Je ne veux surtout pas laisser penser que les gens ici ne feraient rien ; bien entendu, ils travaillent eux aussi mais à la différence me semble t-il, qu’ici le travail est une réalité accessoire. Au centre de la vie se trouve la célébration de la vie.
Si nous avons tant de mal à prendre le temps de prier, si tout office religieux nous apparaît d’abord comme un devoir à accomplir (soyons honnêtes…), si tout ce qui est gratuit et sans utilité apparente passe surtout pour une perte de temps à nos yeux, serait-ce que nous avons perdu le sens de la vie ? Que nous avons placé en son centre ce qui aurait dû rester périphérique ? Que nous avons commis l’erreur mortifère de regarder chaque réalité, chaque instant, chaque personne comme une occasion de profit avant d’y reconnaître un être à célébrer ?
Je découvre ici un sens plus juste des réalités (et cela ne veut pas dire pour autant que je parviens à le vivre…). Au centre : la gratuité, la célébration, l’inutile ; à la périphérie : le travail et le profit qui n’ont de sens que s’ils restent au service de ce qui est au centre. Combien de temps les indiens mojeños garderont cette culture et cette approche de la vie ? Combien de temps le rouleau compresseur de l’impérialisme mondialiste - d'autant plus dangereux et démoniaque qu'il n'a ni nom, ni chefs clairement identifiés - avec sa logique de rentabilité, de mérite et de production épargnera ce coin du monde ? Je n’en sais rien. Mais je découvre avec bonheur qu’il existe des lieux de résistance. Et de fait, jamais ici je n’ai eu l’impression de me faire escroquer par aucun commerçant. Ce serait pourtant si facile de plumer le blanc de service. Mais la recherche du profit maximum – ce sport pratiqué sous bien des latitudes – semble ici tout simplement inconcevable. Même pour les commerçants, c’est dire... L’argent sert à échanger des biens et rien d’autre. Mais pour combien de temps encore ? Je me souviens avoir découvert cette sagesse également en Indonésie il y a 20 ans. Je me souviens d’Aboy me racontant son métier de pécheur. Et je me souviens de son regard ahuri lorsque je lui demandai : « Et quand vas-tu à la pêche ? ». Sa réponse avait sonné comme une évidence : « mais… quand j’ai faim ! ». J’ai appris depuis, que les entreprises de pêche japonaises avaient mis fin à ce monde traditionnel de l’archipel de Riau. Mais de quel monde voulons-nous ?
Voilà donc le cadre du sabbat qui m’est offert. Je pensais travailler et comme il me coûte de ne rien faire. Je pensais me rendre utile et comme il est éprouvant de ne pas pouvoir mesurer à quoi je sers. Les journées se suivent sur un rythme d’une lenteur tropicale, entre lecture, prière, rencontres, promenades, écriture et célébrations : autant d'activités qui "ne servent à rien"... En fait, j’ai l’impression de vivre ici une immense retraite. Je crois que le Seigneur a pris les moyens pour me conduire sur un chemin que je n’aurais jamais choisi moi-même. Car un jour ou l’autre, il faut bien consentir à cesser de « faire » pour que Dieu puisse « faire son œuvre » en nous. D’ailleurs, le propre de tout combat spirituel ne consiste-t-il pas à découvrir que ce n’est pas tant nous qui luttons contre l’Ennemi, que le Seigneur qui mène pour nous et en nous ce combat ?
Dehors, le chant mystérieux de la nuit continue de plus belle. Au fait, à quoi sert le chant des grillons ? Et celui des oiseaux ? Le Cantique des Créatures que nous chantons le dimanche à l’office des laudes nous offre une réponse : la vie créée n’a d’autre utilité que de célébrer la vie et de louer le Créateur. Comme un jour de sabbat, comme ce jour où Dieu se reposa devant son œuvre, dans un libre chant de louange ; comme un face à face où chacun n’a d’autre tâche à accomplir que de célébrer l’autre.