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Avent : la place de Dieu


Nous entrons dans quelques jours dans le temps de l’Avent. Mais quel est Celui que nous nous apprêtons à accueillir ? Quel est Celui qui advient ? Pour entrer dans l’Avent, je vous partage ces lignes de St Thomas d’Aquin qui m’ont littéralement cloué il y a quelque temps et qui résonnent particulièrement lorsqu’on imagine l’enfant de Bethléem dans les mains maladroites des bergers :

« Il y a là autre chose qui enflamme l’âme à aimer Dieu : c’est l’humilité divine. Dieu tout-puissant, en effet, se soumet à chacun des anges et à chacune des âmes saintes, comme s’il était pour chacun un esclave qui s’achète et que chacun fût son Dieu. Pour le suggérer il passera en les servant, selon ce qu’il dit dans le psaume 81 : ‘J’ai dit vous êtes des dieux’. Cette humilité résulte de l’abondance de la bonté et de la noblesse divine, comme un arbre ploie sous l’abondance de ses fruits ». St Thomas d’Aquin, De Beatitudine

Vous avez bien lu ?!? : « comme si Dieu était pour chacun un esclave qui s’achète et que chacun fût son Dieu ». Lorsque j’ai découvert ces lignes, j’avoue m’être frotté les yeux plusieurs fois… Et ces mots lumineux ne sont pas d’aujourd’hui : ils datent du XIIIème siècle. Ceux et celles qui persistent à regarder le Moyen Âge comme une période obscurantiste où l’Eglise n’aurait manié que le sabre et la peur de l’enfer, peuvent retourner à leurs chères études. St Thomas nous livre ici une merveille de condensé d’Evangile.

Mais la plupart du temps, nous refusons l'Evangile, nous restons pré-chrétiens ; nous persistons à projeter sur Dieu nos rêves de puissance en faisant de lui un potentat, à l’image de notre ego et de notre perception tellement narcissique de ce qu’« être » veut dire. Or l’Evangile nous révèle un Dieu tout autre, un Dieu qui s’abaisse, qui se soumet à l’homme, qui se remet entre ses mains et qui, tel un esclave, accueille la place que l’homme lui attribue. St Thomas va jusqu’au bout de ce raisonnement qui semble tellement déraisonnable : Dieu regarde l’homme... comme son Dieu. Ce que Maurice Zundel dira dans une formule lapidaire : « Jésus a inscrit cette équation au centre de l’histoire : pour Dieu, l’homme = Dieu ».

Ces mots nous choquent ? Tant mieux. Car si l’Evangile ne nous bousculait plus, cela signifierait que nous aurions soigneusement accommodé le scandale de Jésus aux dimensions étriquées de notre pensée tellement humaine. C’est hélas ce qui s’est régulièrement produit tout au long de l’histoire. Mais fort heureusement, nous n’avons jamais manqué de prophètes pour brûler à nouveau du feu de l’Evangile. Fondamentalement, « évangélisation » signifie : conversion en nous de cette fausse idée de la puissance que, partant de notre soif de domination, nous projetons sur Dieu, comme s’il était un égo à l’échelle infinie. En bref, nous faisons Dieu à notre image... Or c'est exactement le contraire que nous propose l'Evangile : "Dieu s'est fait homme pour que l'homme devienne Dieu". C'est Dieu qui veut nous transformer à son image. Et pour cela, il n'a rien trouvé de mieux que de s'abaisser juste en dessous de nous...

Un Dieu qui déchaînerait les éléments pour se faire connaître, un Dieu qui agiterait ciel et terre pour être respecté serait certainement reconnu dans sa puissance, admiré et craint. Mais serait-il aimé ? Or Dieu ne cherche rien d’autre. C’est son seul but, son seul désir. C’est pour cette unique raison qu’il nous a créés : nous accueillir dans son Alliance nuptiale pour se donner à nous et nous communiquer son être. Pour que nous soyons Dieu ! Toute l’existence de Jésus nous révèle que la fine pointe de l’amour consiste à se faire plus petit que celui qu’on aime et à recevoir de lui la place qu’il veut bien nous offrir. Par amour, Dieu a choisi de se faire plus petit que nous. Par amour, il a voulu regarder sa créature comme son Dieu, Lui qui pourtant est le Créateur de l'Univers…

Sur la place du village de San Ignacio traîne un vagabond dont la seule odeur suffit à décourager les plus téméraires. Moi le premier. Il entre souvent dans l’église pour échouer sur l’un des bancs et il peut rester là des heures durant. L’autre soir, alors que terminions les confessions et que nous allions fermer l’église, Fabio, un confrère Jésuite, s’est approché de lui et l’a pris dans ses bras avec une discrétion et une tendresse qui m’ont laissé sans voix. On aurait dit deux amis qui se retrouvaient. Je crois – je suis sûr, en fait – que Fabio a su reconnaître en lui la présence du Christ qui se fait esclave et qui se donne à aimer… Le Christ qui se fait mendiant, dépendant, sans autre pouvoir sur nous que celui d’accueillir la place que nous voulons bien lui accorder. Quelle place allons-nous accorder à Dieu qui vient ?

Dans chacune de nos vies, Dieu occupe la place que nous voulons bien lui donner. Nous pouvons l’exclure totalement et le chasser des moindres recoins de notre existence. Nous pouvons faire de lui notre valet de chambre, celui que nous convoquons de temps à autre pour nous assister dans la difficulté. Nous pouvons faire de lui un ennemi à combattre ou encore le garant de notre bonne conscience. Mais nous pouvons aussi reconnaître en lui l’amour infini de Celui qui s’abaisse et se donne à aimer. En Jésus Christ, Dieu se remet entre nos mains et il accueille le lieu que nous lui assignons. Personnellement, je ne connais pas de signe plus éloquent de son amour pour nous. En nous approchant de l’enfant de Bethléem le soir de Noël, c’est de ce Dieu-là que nous nous approcherons. C’est ce Dieu-là qui se fait dépendant, livré entre nos mains comme un enfant nouveau né ; livré entre nos mains sur la croix du Golgotha ; livré entre nos mains comme en chaque eucharistie.

Savons-nous aimer nos frères et sœurs de cet amour-là ? Savons-nous nous remettre entre les mains de ceux que nous aimons et accueillir d’eux, la place qu’ils nous donnent ? Voilà une question qui pourrait constituer un beau cheminement vers Bethléem. Ce que nous sommes devenus, la place que nous occupons, de qui la tenons-nous ? Est-ce une place conquise à la force de nos efforts ? Est-ce une place que nous avons nous-mêmes construite dans la revendication jalouse de notre autonomie ? Ou bien pouvons-nous dire que nous avons reçu de ceux que nous aimons la place qui est la nôtre aujourd’hui ? N’importe quel père et n’importe quelle mère doit bien admettre que c’est son enfant qui leur donne d’être père ou mère, d’être ce qu’il ou elle est. Nul n’est père ou mère par soi-même : être père, être mère consiste peut-être, avant toute autre chose, à accueillir cette paternité, cette maternité qu’offre l’enfant à ceux qui l'ont engendré. Il devrait en être de même, il me semble, pour tout le reste dans notre manière d’habiter notre vie ; non comme une position jalousement conquise mais comme une place reçue, accueillie par amour de ceux qui me donnent d’être ce que je suis et d’occuper la place qui est la mienne.

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