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Veillée funéraire


Il y a quelques décennies déjà, Georges Brassens déplorait la perte de nos funérailles d’antan. Et c’est tellement vrai : nous cachons nos morts dans des chambres froides, nous écartons les enfants de nos cimetières et nous les expédions chez la baby-sitter pendant les obsèques du grand père : « Ce n’est pas de leur âge… ». Et puis, on ne sait jamais, ils pourraient nous poser des questions embarrassantes...

Rien de tel ici où, le moins que l’on puisse dire, c’est que la mort est pleinement intégrée à la vie. Deux à trois fois par jour sonne le glas de notre clocher, annonçant à toute la ville qu’un de ses habitants est mort ; ou qu’il est entré dans la Vie, tout dépend de quel côté on regarde la chose… Ce soir je me suis rendu dans la maison d’une famille en deuil : le père vient de mourir accidentellement à 45 ans, laissant une veuve et 5 enfants. Un vrai drame de l’existence. Lors d'un décès, il revient à la famille d’organiser la « veleda » : la veillée, dans la maison autour du corps.

A mon arrivée une bonne partie de la famille et des amis sont déjà réunis. Le corps de Fernando, au milieu de la pièce, est entouré de fleurs, de photos et de grandes palmes ainsi que de bougies plantées dans le sol de terre battue. Quelques enfants jouent par terre, à côté du corps de leur père, grand père ou tonton. Après avoir salué la famille, je m’assoie sur la chaise qui m’est offerte - grand privilège - et sans tarder arrive la première tournée de chicha ! (boisson fermentée au contenu aussi indescriptible qu’imprévisible). Il y en aura un certain nombre tout au long de la soirée. Je commence à bien maîtriser ce rituel incontournable.

La discussion s’anime. On se donne des nouvelles. On parle du mort mais pas seulement. On parle de la vie qui continue. On pleure aussi. Un chien qui tente une incursion se prend un bon coup de pied et sort en jappant, la queue entre les pattes… Les insectes nocturnes attirés par la lumière dansent autour des lampes et ces satanés moustiques commencent à me pilonner, tels les kamikazes japonais en pleine guerre du Pacifique. J’en expédie quelques uns au paradis des moustiques – qui j’espère n’est pas le même que celui où je compte bien être accueilli un jour – puis j’abandonne le combat, résigné, offrant mon sang à leur progéniture…

Après la troisième tournée de chicha, on me fait signe que la prière peut commencer. Je suis sans cesse saisi par l’aptitude toute naturelle à la prière que je découvre ici chez les gens de tous âges. Là où en France avec un groupe de collégiens nous devons déployer des trésors de créativité pour espérer aboutir à ce qui, de loin, ressemblera peut-être à une méditation, ici la prière jaillit à tout instant de la journée, sans effort, naturellement. Il faut voir les enfants de chœur avant, pendant et après la messe où les répons sont souvent gestués ; comme par exemple le célèbre « Et avec votre esprit » où l’on joint les deux mains sur le coeur pour les ouvrir vers le prêtre.

Combien sommes-nous dans cette pièce obscure ? Peut-être une trentaine, tous âges confondus, plus une dizaine de femmes qui s’agitent dans la cuisine. Dans la pénombre du patio je distingue quelques autres silhouettes, en retrait. La prière commence, douloureuse bien sûr. Nous chantons. Nous écoutons l’évangile de Lazare. Je prends la parole. Inutile de faire une exhortation sur la foi en la résurrection : autant enfoncer une porte ouverte… Je parle des larmes de Marthe et Marie et de celles de Jésus, de ce Dieu proche qui est au milieu de nous ce soir, pour pleurer avec nous celui que nous aimons. La prière se prolonge par une longue litanie entonnée par les jeunes, puis le notre Père, Je vous salue Marie… « priez pour nous pauvres pécheurs, maintenant et à l’heure de notre mort ». Je bénis abondamment le corps de Fernando. Les gestes comptent beaucoup ici ; du coup je ne lésine pas sur l’eau bénite. Il faut ce qu’il faut ! Cette eau qui nous rappelle la renaissance du baptême se mêle à celle des larmes dans cette prière pleine de vie.

Après la bénédiction tous viennent me saluer, en file indienne, les plus anciens comme les enfants, dans une accolade où chacun embrasse mon étole de prêtre au niveau de l’épaule. Je me demande ce que signifie pour eux ce geste tellement affectueux. Sans doute ne le savent-ils pas eux-mêmes ; comme beaucoup de gestes, ils l’ont imité de leurs parents. Mais je me dis que c’est le prêtre qu’ils embrassent en embrassant mon étole, celui qui pour eux ce soir a manifesté la présence de Jésus au milieu de leur deuil. En enlevant mon étole mouillée de larmes j’essaye de retenir les miennes. Je dois partir. Le catéchiste du quartier a déjà pris le relais de la prière qui durera toute la nuit.

C’est alors que, sortant dans la rue, je découvre que près d’une centaine de personnes se tient là en silence dans la nuit, assis sur des bancs qui ont été amenés pour l’occasion. Ils sont venus de tout le quartier pour prier : " Gracias Padrecito ". Bernardo m’expliquera que c’est toujours ainsi : pour chaque décès, le quartier et les amis se rassemblent et la prière dure jusqu’à l’aube. Quand je vous disais (cf. article précédent) que la célébration de la vie passe avant tout le reste, ce n’était pas des paroles en l’air. Car c’est bien la vie que nous avons célébrée ce soir autour de Fernando. La vie que nous pleurons, la vie qui nous dépasse, la vie qui nous bouscule et nous emporte plus loin.

Maurice Zundel (encore lui…) écrivait : « Le vrai problème n’est pas de savoir si nous vivrons après la mort, mais si nous serons vivants avant la mort ». Il voulait dire par là que notre résurrection se joue dès maintenant et non pas plus tard : c’est dans notre manière d’advenir réellement à notre humanité que se joue notre victoire sur la mort. La question angoissée d’un au-delà - car c’est souvent ainsi qu’elle s’impose à nous - risque de nous faire passer à côté de l’enjeu essentiel : il s’agit de devenir vivant en cette vie, d’entrer dès maintenant dans cette Vie plus grande que la vie, de renaître dès aujourd’hui à la Vie de Dieu. Nous croisons tant d’hommes et de femmes qui ne vivent pas vraiment, qui n’adviennent jamais à la vérité de leur être, qui restent entièrement dépendants de leurs réflexes primaires. La mort physique, dans la lumière de l’Evangile, n’est que peu de chose en comparaison de cette « renaissance », cette Pâque par laquelle nous mourons à nous-mêmes pour renaître de Dieu ; il est des morts bien plus éprouvantes à traverser que celle du corps... Tant que nous n’avons pas découvert cela, nous restons face à l’angoisse d’une question qui nous détourne du lieu où Dieu nous attend. Il s’agit dès aujourd'hui de renaître à nous-mêmes comme la chenille devient papillon ; et c'est dans cette renaissance que la mort est vaincue.

Demain, je célèbrerai les obsèques de Fernando dans l’église et je n’aurai pas grand chose à dire car tout est dit, il me semble, dans ce que nous avons vécu ce soir. Il me suffira de prier et de poser des gestes, encore et encore ; ces gestes qui disent la foi, l’espérance, la vie. Ces gestes qui font de nous des vivants, dès aujourd’hui.

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