Sainte Marie, mère des vivants
De bon matin j’arpente la grand-rue de San Ignacio pour me rendre dans le quartier de Santa Fe dont c’est aujourd’hui la fête patronale, en ce jour de l’Immaculée Conception. La journée promet d’être torride ; il n’a pas plu depuis plus d’une semaine et la poussière vole, soulevée par le vent déjà chaud qui souffle en bourrasques. Dans le quartier, une grande fête se prépare. Quelques poules, à côté d’un tas de plumes, semblent se demander où sont passées leurs copines portées disparues depuis hier soir… Je crois que nous aurons la réponse à midi…
Dans la petite chapelle de Santa Fe, la statue de la Vierge Marie nous accueille les bras ouverts sur son promontoire à quatre bras. L’assemblée se presse, toute vêtue d’habits traditionnels de couleurs vives. Pourtant ici nul ne pense à se donner en spectacle : il n’y a aucun touriste à divertir. D’ailleurs, c’est quoi un touriste ? Le seul qui pourrait à la rigueur passer pour un curieux, c’est moi ; mais l’aube et l’étole que je revêts me donnent un autre statut : « Bienvenido Padrecito ! ». Les habits, les couleurs, les danses et la musique n’ont d’autre raison d’être que la fête qui commence pour la Vierge Marie.
Marie, mère des croyants, prie pour nous !
Au premier rang, les veuves habillées tout en blanc assurent leur fonction liturgique : elles prient depuis une heure déjà à grand renfort de cierges plantés ici et là. Une grand-mère sans âge me sourit de toute sa dent, seule rescapée de près d’un siècle de mastication. Elle me raconte que ses yeux ne laissent plus passer beaucoup de lumière et que ses jambes ne la portent plus mais elle est heureuse d’être là grâce à l’aide de quelques voisins. Elle me parle aussi de sa fille atteinte d’une maladie dont je ne comprends pas le nom ; le médecin l’a envoyée à l’hôpital, dans la grande ville de Trinidad, loin de sa famille, « alors que, tu comprends Padrecito, elle serait tellement mieux dans sa maison auprès de ses enfants ».
Marie, mère des affligés, prie pour nous !
Beaucoup d’enfants sont venus aussi : les grandes vacances ont commencé depuis une semaine. Des gamines portent leurs petits frères dans leurs bras, la frimousse pleine de poussière. Une petite se tient cachée derrière le bénitier et m’observe d’un air espiègle. Elle semble vouloir jouer à cache cache. D’un clin d’œil je lui fais comprendre que j’aimerais bien jouer moi aussi.
Marie, mère des tout-petits, prie pour nous !
Le mendiant handicapé que je connais bien – je le croise souvent dans la rue ou dans l’église sur son fauteuil roulant en bois qu’il manie grâce à l’installation ingénieuse de pédales activées à la force des bras – le mendiant donc, a laissé son fauteuil d’infortune sur le parvis et rampe jusqu’au pied de la statue de Marie ; il restera là, à même le sol, selon son habitude. Un « borachito » (un type complétement saoul) entre aussi pour s’écrouler au fond de la chapelle. Personne ne lui dit de partir ; on le connaît bien.
Marie, mère des pauvres, prie pour nous !
La messe commence, comme toujours animée par les plus anciens. Une flûte traversière taillée dans un vulgaire tuyau en PVC, deux tambours et en avant la musique ! Les chants dans un mélange d’espagnol et d’« ignaciano » vont rythmer toute notre célébration.
Marie, mère de toutes nos joies, prie pour nous !
Nous lisons la Parole de Dieu. Marie répond à l’ange Gabriel et ouvre ainsi les portes d’une nouvelle création. La violence et le mensonge du serpent sont vaincus par la douceur et la confiance. « Que tout se passe pour moi selon ta Parole ». Désormais tout devient possible. Par le simple « oui » d’une jeune fille de Galilée, par la folie d’un cœur ouvert à Dieu, sans réserve et sans l’ombre d’un soupçon, l’humanité éclairée d’un jour nouveau peut à nouveau espérer.
Marie, mère de la confiance, prie pour nous !
Dans l’assemblée quelques jeunes femmes enceintes opinent du chef silencieusement lorsque j’évoque l’image de Marie enceinte, sur le chemin de Bethléem. Elles comprennent sans doute mieux que moi-même ce que signifie cette attente de la vie qui vient, qui grandit en nous ; l’attente de cet enfant Sauveur qui veut naître en chacun de nous.
Marie, mère de toute maternité, prie pour nous !
Voici que la messe s’achève et nous sommes déjà dehors sous le soleil écrasant où l’inévitable procession se met en branle. Devant : les Macheteros - danseurs en grande tenue de plumes – puis viennent les musiciens qui donnent le rythme. Suivent trois enfants portant fièrement la grande bannière du quartier de Santa Fe. Avec l’animateur du quartier, nous nous tenons à côté de la Vierge Marie, toute de bleu et blanc vêtue, couronnée, les mains ouvertes vers ses enfants qu’elle semble accompagner paisiblement dans cette liesse partagée ; elle est portée par 4 jeunes filles. Suit une assemblée de tous âges, les plus anciens s’appuyant sur leurs petits-enfants, les mères enceintes se tenant le ventre, poules et cochons se mêlant à cette joyeuse foule en marche.
Marie, mère des pèlerins, prie pour nous !
Nous ferons tout le tour du quartier, la musique, les danses et les pétards donnant à notre procession l’allure d’une immense fête populaire : il faut faire du bruit pour Marie ! Au pas des portes se tiennent celles et ceux qui ne sont pas venus à la messe mais qui se signent au passage de la Virgen et aux cris de « Viva la Santissima, Viva ! Viva Santa Fe, Viva !». A chaque coin de rue, la procession s’arrête et je dois improviser une prière : pour les enfants, pour les couples, pour les anciens, pour les malades, pour l’Eglise, pour ceux qui souffrent et pour ceux qui les soignent, pour les victimes et pour les bourreaux, pour ceux qui naissent et pour ceux qui meurent, pour ceux qui s’aiment et pour ceux qui se séparent, …
Marie, mère des vivants, prie pour nous
La procession touche à sa fin et, malgré le vent qui souffle comme une bénédiction, la chaleur se fait vraiment accablante. De retour à la chapelle, à peine ai-je le temps de retirer mon aube qu’on me colle dans la main une demi noix de coco remplie de… Chicha bien sûr ! : « Gracias Padrecito ! ». Trois vieux manifestent leur admiration à la vue de ma chemise détrempée de sueur : « Has sudado la camiseta Padrecito ! » (tu as mouillé la chemise !).
La fête peut maintenant continuer autour de la chicha et des quelques copines plumées dans la nuit. Marie sera bien fêtée aujourd’hui encore. Mais il faut reconnaître que nous lui devons beaucoup ! C’est elle qui nous a appris qu’il était bon d’accueillir l’inconnu de Dieu sans réserve et sans peur. C’est elle qui nous apprend que vivre sans calcul et sans retenue est la seule manière de vivre vraiment.
Marie, notre mère, prie pour nous !