Noël : naître à notre humanité
Nous sommes à quelques jours de Noël et je relis ces lignes de Christian de Chergé, prieur du monastère de Tibhirine en Algérie, assassiné avec ces frères en 1996. Il prononça ces paroles lors d’une retraite qu’il prêchait à Alger sur le thème de l’Incarnation, quelques jours avant son enlèvement et l’issue tragique de sa vie.
« Ce à quoi Jésus nous invite, c’est à naître. Notre identité d’homme va de naissance en naissance, de commencement en commencement. L’Evangéliste de l’Incarnation, c’est Saint Jean dont le message est réellement la mise en valeur de cette réalité fondamentale : « Le Verbe s’est fait chair et il a habité parmi nous » ; eh bien il se trouve que cet évangéliste est le seul au pied de la croix, et toute sa vie a consisté à développer ce mystère de l’Incarnation. Il l’a développé comme le mystère d’une naissance (Nicodème, naître d’en haut, renaître), comme celui d’une femme qui est sur le point d’accoucher, elle est dans la souffrance, mais ça va venir, la joie est là, un enfant va naître au monde. Et, de naissance en naissance, nous arriverons bien, nous-mêmes, à mettre au monde l’enfant de Dieu que nous sommes ; car l’incarnation, pour nous, c’est laisser la réalité filiale de Jésus s’incarner dans notre humanité, dans mon humanité. » [1]
Noël ce n’est pas - comme on l’entend dire parfois de manière un peu bête et tellement réductrice - l’anniversaire de Jésus… Noël est l’histoire d’une naissance qui ouvre le chemin à notre naissance, à notre renaissance. Si Dieu a voulu entrer dans la fragilité de notre humanité, c’est pour que nous le trouvions au cœur de cette humanité qui est nôtre, c’est pour ouvrir une voie nouvelle dans laquelle chacun de nous est invité à renaître à lui-même, à naître à son humanité. Si Dieu s’est fait homme c’est pour que l’homme, en devenant pleinement homme, parvienne jusqu’à Dieu. Car aller vers Dieu consiste précisément à devenir pleinement soi-même et à se trouver soi-même ; c'est en l'autre qu'on devient soi-même et que l'on se trouve soi-même. Mais cela ne peut se faire qu'en sortant de soi, par une nouvelle naissance.
Maurice Zundel - pardonnez-moi de le citer une fois de plus - nous invite à considérer que l’homme n’est pas un donné de départ mais qu’il est toujours un horizon à venir ; l’humain, ce chef d’œuvre de Dieu en nous n’est pas encore accompli, il est devant nous, il est encore en gestation. Il est vrai qu’au sortir du sein maternel, nous sommes encore loin de ce que l’homme fait de mieux en termes d’amour. Encore tout empêtrés dans les replis de notre égo, il nous faut bien du temps pour nous ouvrir, nous déployer, sortir de nous, nous donner. En fait, il faut toute la vie… Certains, il est vrai, sont plus rapides et plus souples que d’autres dans cette gestation, dans cette advenue à leur vérité humaine mais qui que nous soyons, nous devons regarder l’humanité comme l’horizon encore non atteint de notre existence. Notre sanctification passe par notre humanisation.
Au cours de cette retraite, Christian de Chergé rapprochait le mystère de la nativité du mystère de la passion et de la croix : il nous aide ainsi à entrer dans une perception plus vaste du projet de Dieu sur l’homme. De Bethléem au Golgotha, c’est bien la même réalité humaine que Dieu assume en Jésus. Toute passion est une naissance ; toute naissance est une passion. La plus ancienne tradition chrétienne a fait ce rapprochement entre le bois de la mangeoire et celui de la croix. La passion des moines de Tibhirine fut comme une longue naissance. Leur passion fut comme la naissance en eux du désir de ne pas abandonner le peuple algérien dans l’horreur de la guerre civile. Leur passion fut la lente et douloureuse gestation de cette décision qu’ils prirent ensemble de rester malgré le danger, décision qui devint clairement à leurs yeux la meilleure manière d’aimer ce peuple et de témoigner de la fidélité de Dieu qui n’abandonne pas les brebis lorsque survient le loup. Cette passion a été pour chacun de ces moines la manière la plus authentique d’être hommes jusqu’au bout, de naître réellement à leur humanité dans la lumière de Dieu.
Bien sûr, je ne peux m’empêcher de penser à ce que vivent aujourd’hui les chrétiens d’Orient. Devant le déchainement des événements, la venue de Dieu dans la fragilité de l’enfant est une invitation à s’accrocher coûte que coûte à ce qu’il y a de plus humain en nous parce que c’est précisément ce qu’il y a aussi de plus divin. Une invitation à continuer à laisser la réalité filiale de Jésus s’incarner dans notre vie, dans notre humanité. Jésus, Fils de Dieu, nous apprend à devenir et à vivre en fils et filles de Dieu ; par toute son existence il porte à son accomplissement ce que Dieu avait dans le cœur lorsqu’il créa l’homme.
Lorsque certains en viennent à crier que l’homme est totalement perverti – « c’est humain ! » disons-nous avec fatalisme, confessant implicitement qu’en nous l’humain serait le défaillant - nous continuons d’affirmer au contraire que l’humain est fondamentalement bon et que si nous nous laissons aller à la violence, la haine ou la vengeance, ce n’est pas parce que nous serions trop humains ; c’est au contraire parce que nous ne le sommes pas assez.
Mais il est vrai que pour grandir en humanité il faut consentir à renaître, « de naissance en naissance… », et Dieu sait s’il en coûte de naître ! Il est vrai que nous sommes toujours tentés de faire demi-tour devant cette perspective effrayante : la naissance à laquelle nous n’avons pas échappé dans les premiers jours de notre existence n’a pas dû laisser de très bons souvenirs au fond de notre inconscient pour que nous soyons si réfractaires à ce passage pourtant nécessaire à la vie. Nous préférons bien souvent ne pas nous engager dans cette voie étroite qui nous dépouille de nous-mêmes, nous éloigne de nos sécurités, nous appauvrit. Ces jours-ci, en nous approchant de Jésus, nouveau né déposé sur la paille, nous pouvons décider de suivre ce chemin de dépouillement, de pauvreté, de simplicité qui est aussi un chemin d’humanisation. Nous pouvons décider de laisser Jésus naître et renaître en nous et nous conduire ainsi, de naissance en naissance, à la vérité de ce que nous devons être. Car plus nous deviendrons nous-mêmes, plus nous serons à l’image de Dieu.
[1] Christian de Chergé, L’invincible espérance, Bayard Edition, 2010, pp. 297-298