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Arrivée à San Lorenzo


Si j’ai vécu tout le temps de l’Avent à San Ignacio dans la ferveur et les chants des enfants, c’est auprès de la communauté de San Lorenzo de Moxos que je suis envoyé pour célébrer Noël. Ce village se trouve à une centaine de kilomètres plus au sud et à cette saison, il faut totalement abandonner l’idée de s’y rendre par voie terrestre : la pluie a gonflé les torrents descendant de la cordière des Andes et a inondé jungle et pampa rendant toute piste impraticable. Il est possible de tenter l’aventure en canoé par le Rio Tijamuchi mais ce sont presque deux jours et deux nuits d’un voyage difficile et périlleux. Je vais donc suivre les conseils des frères jésuites et rejoindre San Lorenzo en avion : un petit appareil de 2 places (disons qu’il n’y a qu’un siège en plus de celui du pilote) mais dans lequel nous voyagerons finalement à cinq. Il décolle depuis Trinidad suivant des horaires totalement imprévisibles, en fonction de la demande et seulement lorsque le pilote a trouvé 4 passagers pour rentabiliser le voyage. Avec Fabio qui va célébrer Noël à San Francisco, un autre village du même secteur où l’avion peut également atterrir, nous partons pour Trinidad dès la première heure ce jeudi 22 décembre car nous avons appris que l’avion pourrait décoller dans l’après midi. Nous ferons les 100 kms de piste en moins de 3 heures malgré la pluie qui est tombée abondamment ces derniers jours.

C’est donc fort des conseils de mes confrères me certifiant qu’il s’agit là du moyen de transport « le plus sûr », que j’arrive au hangar indiqué pour attendre le pilote. Si j’ai toujours eu une grande confiance dans le sens du discernement jésuite, j’avoue avoir connu un grand moment de doute en voyant arriver l’« avioneta » qui nous était dévolu : un coucou sans âge dont le moteur pétaradant me fit d’abord penser à celui d’une tondeuse à gazon. Derrière le siège du pilote et celui de son voisin – que Fabio occupera – un magnifique petit banc rouge est posé sur nos bagages. Je comprends rapidement que nous devrons nous y serrer à trois et en voyant la corpulence de mes compagnons d’infortune, je me dis que ce n’est pas gagné… Finalement, devant l’impossibilité physique de cohabiter à trois sur cette étroite planche de bois, le troisième larron ira s’accroupir derrière, sur nos bagages mêlés à plusieurs cartons et sacs en tout genre, jetés en vrac au fond de ce qu’il faut bien appeler la cabine. N’ayant entendu aucune consigne de sécurité, j’en déduis que l’issue de secours doit être l’unique porte qui ne se fermera que péniblement à la troisième tentative. De toute façon il n’y a ni ceinture, ni gilet de sauvetage, ni parachute. En prenant l’air le plus décontracté possible, je fais remarquer au pilote que la jauge de carburant indique zéro : il me répond en riant que la plupart des cadrans du tableau de bord ne fonctionne plus depuis longtemps. Ah bon... Dans ce cas, à Dieu va !

Je sais bien que les images pieuses ainsi que le chapelet ornant les commandes de pilotage auraient dû me rassurer mais que voulez-vous, je dois manquer de piété car cela produisit chez moi l’effet inverse… C’est à ce moment que Fabio, s’amusant de mon inquiétude apparemment visible, cru bon de m’expliquer - sans doute pour me rassurer - que ces petits avions servent habituellement à transporter la cocaïne depuis les fabriques cachées dans la jungle jusqu’au Brésil ; les passagers occasionnels sont pour eux une bonne « couverture ». Merci Fabio d’ajouter un brin de culpabilité à mon angoisse !

Est-ce l’excitation de cette aventure peu commune, la joie d’aller célébrer Noël avec une communauté de la jungle ou bien les restes de poudre blanche qui doivent voltiger en fond de cabine, je ne sais pas, toujours est-il qu’à peine avons-nous quitté le sol, l’excitation l’emporte sur la peur pourtant légitime et la vue de la forêt ainsi que du grand Rio Mamoré me donnent envie de crier de joie. D’ailleurs, je crie ! D’excitation surtout mais le moteur fait tant de bruit que mes hurlements ne semblent pas troubler le moins du monde notre pilote. Le vol ne durera pas plus de 30 minutes mais quel enchantement ! Avec la saison des pluies qui a commencé, des immenses étendues d’eau ont recouvert les terres basses formant comme un chapelet de lagunes entre jungle et pampa. L’atterrissage sur une vaste étendue herbeuse nous secoue pas mal mais notre pilote semble maitriser l’engin à la perfection et de bien connaître ces pistes improvisées au milieu de la forêt : du grand art ! Alors que je dis à Fabio toute mon admiration devant le talent de notre pilote, voilà qu’il entreprend de m’expliquer que ces pilotes sont en général ceux qui ont échoué aux concours des compagnies aériennes « officielles » et que, ces 20 dernières années, aucun d’eux, à sa connaissance, n’est mort dans son lit… Merci Fabio ! Décidément comme compagnon de voyage, on fait mieux…

Mais tout heureux d’avoir posé les pieds sur le bon plancher des vaches, je salue Fabio qui redécolle pour le village de San Francisco et me laisse accueillir par Isela et Juana, deux religieuses qui sont venues m’attendre avec quelques paroissiens. Le village de San Lorenzo compte environ 80 familles. Tout autour se trouve un réseau de villages beaucoup plus petits que l’on peut rejoindre en canoé, à pied ou à cheval, selon la saison. Une communauté de 4 sœurs de Saint Vincent de Paul vit ici depuis 1993. Au fil des années, les religieuses ont pris une grande place dans la vie du village. Je suis subjugué en découvrant le travail accompli par ces quatre femmes qui vivent ici toute l’année. Elles enseignent à l’école-collège-lycée du village, aidées par d’autres professeurs bien sûr ; elles gèrent un internat permettant à une soixantaine d’enfants des communautés isolées d’être scolarisée ici ; sœur Veronica, infirmière, coordonne le travail dans le dispensaire du village ; elles accompagnent également une dizaine d’animateurs catéchistes qui se rendent dans les communautés le dimanche ; elles assurent le catéchisme des enfants ; elles visitent les malades, connaissent à peu près tout le monde et dans le petit patio de leur maison, les enfants du village jouent comme s’ils étaient chez eux. Quelle leçon d’engagement ! Ces femmes semblent complètement données à leur mission.

Devant leur petite maison qui jouxte l’église, une vingtaine d’enfants est là pour me saluer : un peu intimidés – tout comme moi d’ailleurs - mais impatients de m’accueillir. Ils sont encore bien plus nombreux dans l’église où Sœur Elisabeth les a réunis, comme chaque après-midi depuis une semaine, pour répéter les chants de Noël. Accompagnés d’un tambour et d’une guitare, les enfants chantent à tue-tête le « douce nuit » local qui sonne affreusement faux mais cela n’a aucune importance : ils chantent avec tant de cœur !

Un générateur permet de fournir de l’électricité au village, deux heures par jour, de 19h à 21h. Ce soir, après la messe du soir et le dîner, c’est à la lueur des bougies que nous prions l’office de complies avec les sœurs ; je repense à ma trouille dans l’avion cet après midi et je me trouve un peu ridicule. Par amour de ce peuple, ces femmes acceptent de vivre dans le plus grand isolement et il me semble que les défis qu’elles affrontent sont bien plus impressionnants que ma montée passagère d’adrénaline de tout à l’heure. Leur quotidien est tout entier tourné vers ce peuple dont elles partagent la vie, les joies et la simplicité mais aussi la précarité et les nombreuses souffrances. Le mois dernier, un père de famille et ses deux garçons sont morts foudroyés alors qu’ils rentraient des champs sous l’orage. Dimanche je baptiserai la fille de ce père parti trop vite laissant une jeune veuve et trois enfants. Je pense également aux premiers missionnaires arrivés ici au 17ème siècle à pied et canoé et qui ignoraient tout des périls qui les attendaient : danger des animaux assez peu hospitaliers, danger des maladies, danger des indigènes souvent hostiles dans un premier temps, danger des colons esclavagistes prêts à tous pour supprimer ces missionnaires qui s’opposaient à leur commerce. Ces hommes ont souvent payé de leur vie leur amour pour ce peuple et leur passion de l’Evangile.

Je n’ai jamais aimé les attractions de foire pour lesquelles il faut payer souvent cher pour se faire peur. Car il me semble que la vie, lorsqu’on l’accueille telle qu’elle est, apporte suffisamment d’émotions fortes pour ne pas avoir besoin d’aller s’en inventer d’autres de manière artificielle. Mais l’« avioneta » n’a rien d’une attraction de foire et dans ma prière ce soir, je promets de renouveler ce genre d’expérience aussi souvent qu’il le faudra. Après tout, c’est bien peu de chose en comparaison de cette aventure immense dans laquelle Dieu nous conduit lorsque nous acceptons de nous en remettre à lui.

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