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Le massacre des innocents


Le 28 décembre, la fête des Saints Innocents a donné lieu dans la ville de San Ignacio à une théâtralisation impressionnante de cette scène biblique. Comme très souvent ici, les récits évangéliques font l'objet d'une mise en scène et si la semaine sainte reste le temps le plus fort de l’année dans cette dramaturgie réactualisée, les fêtes de moindre importance ne sont pas oubliées pour autant.

Trois jours après Noël, l’Eglise fait mémoire du massacre des innocents par le roi Hérode (Mt 2, 13-18). Sur la place centrale de San Ignacio, tout commence par une longue procession de la famille Hérode, précédée des soldats, (qui n’ont pas l’air gentils du tout…) et accompagnée par la musique comme toujours. Cette parade introductive se termine sur le parvis de l’église où Hérode et sa famille prennent place afin de mener l’enquête : « Où est cet enfant qui se prétend roi ? ». Hérode qui entend bien ne laisser personne devenir roi à sa place, envoie alors ses soldats et son conseiller enquêter dans les rues de la ville auprès de tous les passants qui se prêtent au jeu et deviennent ainsi acteurs de la scène qui est en train de se jouer. Et bien sûr, prêts à tout pour défendre Jésus, tous des plus anciens aux plus jeunes à qui l’on a bien raconté l’histoire, répondent obstinément « No sé » (je ne sais pas).

Hergé aurait-il trainé par ici avant de publier Le Temple du Soleil ? C’est dans cet album que le capitaine Haddock se voit opposer invariablement « no sé » par tous les indiens qu’il questionne. Toujours est-il que l’agacement des soldats d’Hérode ressemble étrangement à celui d’Haddock. Capturant au passage un passant récalcitrant, ils l’amènent manu militari jusqu’au roi comme preuve de la mauvaise volonté de ce peuple qui ne veut pas livrer son secret.

Nous connaissons la suite dramatique de l’histoire : le Roi Hérode ordonne que tous les enfants de moins de deux ans soient mis à mort. Et la scène sera jouée dans un réalisme un peu déroutant, je dois avouer, pour mon esprit occidental… Le glas de l’église se met à sonner et les parents apportent leurs plus jeunes enfants hurlant de peur - et eux ne semblent pas jouer du tout… - jusqu’à une table dressée devant l’église où Hérode simule leur égorgement. Au milieu des hurlements d’enfants et du son lugubre du glas qui sonne, la scène se prolonge dans une certaine gravité. Pas d’éclats de rire ni de de plaisanterie : ce que l’on célèbre est grave, c’est un drame de la vie.

Ce soir, en repensant à cette mise en scène effroyable, je me dis qu’au fond, ce n’est pas à une pièce de théâtre que je viens d’assister. C’est tout autre chose. Personne n’a applaudi, à aucun moment, comme on le fait habituellement au théâtre. Et si la procession initiale était plutôt joyeuse et l’interrogatoire rendu ludique grâce au secret gardé pour se jouer d’Hérode et protéger Jésus, en revanche lors de la simulation du massacre, les visages restaient graves. C’est vraiment cette scène de la mort des innocents qui était représentée sur la place de l’église et ce sont toutes les victimes innocentes, à commencer par les enfants, qui étaient évoqués.

L’Evangile est une Bonne Nouvelle certes mais cette Bonne Nouvelle n’a rien d’une romance à l’eau de rose. Car l’amour, le vrai, n’a rien d’une belle romance. L’amour, le vrai, passe par le deuil de nos rêves plus ou moins narcissiques de plénitude. L’amour que Dieu nous révèle et nous offre en Jésus-Christ passe par la souffrance et la mort de la croix. Et si l’amour de Dieu est absolument gratuit - il nous est offert sans aucun mérite de notre part – cela ne signifie pas pour autant qu’il soit bon marché. Dieu sait ce qu’il en coûte d’aimer ! En Jésus nous découvrons que cet amour a le prix du sang, le prix de la vie : « Il n’est pas de plus grand amour que de donner sa vie pour ceux qu’on aime ». Tout amour vrai passe par la souffrance car tout amour vrai passe par la dépossession, le refus de prendre ou de garder pour soi. Tout amour vrai passe l’acceptation de tout perdre et même de se perdre soi-même pour celui qu’on aime ; à refuser cette profonde vérité de la vie, nous risquons fort de ne jamais aimer vraiment et ne faire que suivre les élans désordonnés de nos sentiments passagers.

Je me souviens de ce qu’écrivait Martin Steffens dans son livre La vie en bleu : nous rêvons sans cesse d’une vie en rose et voilà que nous passons notre vie à nous prendre des bleus. La vraie couleur de la vie ce n’est pas le rose, c’est le bleu. L'amour est un combat, en bleu de chauffe... Dès les premiers jours suivant Noël, la révélation de l’amour de Dieu pour notre monde déclenche la plus farouche opposition et déchaîne la violence des forces contraires. Et cela se révèle d’une actualité tragique. La mort des innocents reste un scandale à combattre aujourd’hui comme hier. Mais c’est d’abord au fond de notre cœur que se noue ce combat contre les forces contraires car nous sommes toujours plus ou moins complices de ce refus d’aimer que l’on appelle le péché. C’est pour ce combat qui se joue en chacun de nous que Jésus, l’Innocent de tous les innocents, est mort sur une croix. Il en coûte d’aimer !

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