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La fiesta de los Barcos


C’est encore un bel exemple de fête populaire et religieuse auquel je viens d’assister aujourd’hui. Le dimanche qui suit le Baptême du Seigneur conclut ici le temps de Noël, une semaine après le reste de l’Eglise, par la fête de « Los Barcos » (les bateaux). Cette fête consiste en une mise en scène d’un trait de l’histoire du peuple indigène de Moxos mêlé à la foi chrétienne. « Los Barcos » représentent les commerçants portugais qui au 17ème siècle ont atteint cette partie de l’Amazonie ; et inutile de préciser que leur arrivée n’est pas décrite sous un très beau jour.

Représentés de manière grossière et agressive, les « barcos » sont coiffés de perruques tellement longues qu’elles cachent leur visage et portent des barbes démesurées. Avec leurs rames, ils font mine de violenter les passants en usant d’une voix burlesque. Ils viennent pour s’accaparer la terre, organiser le commerce des esclaves et exploiter tout ce qui peut l’être. Mais fort heureusement, bien avant l’arrivée des portugais, les missionnaires jésuites avaient déjà semé l’Evangile dans cette région. Et toute l’intrigue de cette fête populaire consistera à cacher l’enfant Jésus nouveau né, afin que les « barcos » ne le trouvent pas. Certes, ils vont s’emparer de nombreux biens du peuple et de la forêt mais ils ne trouveront pas le plus grand trésor : Jésus.

A la fin de la messe du matin, une procession (encore une !) conduit l’enfant Jésus de la crèche jusqu’au parvis où il est présenté et confié symboliquement aux fidèles. Une procession, ça doit faire du bruit ! Dans un joyeux vacarme au moins trois orchestres différents accompagnent les différents danseurs. Dehors les pétards répondent aux tambours et c’est dans une sorte d'euphorie que Jésus est acclamé par la foule. Puis l’enfant est ramené, non pas dans la crèche, mais près du tabernacle : c’est là de très nombreux fidèles se bousculeront une bonne partie de la matinée pour venir embrasser et vénérer Dieu fait homme. La piété est ici concrète, incarnée, tactile.

Les « barcos » qui défilent dans le village entreront finalement dans l’église en criant leurs grossièretés et tournant en dérision les fidèles qui y sont rassemblés ; l’enfant Jésus est alors amené en secret jusqu’au Cavildo voisin. Le Cavildo est l’assemblée des anciens, le lieu où est gérée la vie communautaire. C’est là que Jésus sera caché : ce qui signifie symboliquement que c’est la communauté des croyants qui protégera Jésus contre les intrusions de ceux qui veulent s’en emparer. Jésus est à la fois celui qui nous protège et nous libère et celui qu’il nous faut protéger comme le trésor des trésors. Quelle belle fête nous avons vécue aujourd’hui ! Les danses se sont prolongées pendant toute la journée et au moment où j’écris ces lignes, alors que la nuit est tombée depuis longtemps, le son des tambours me parvient encore comme l’écho d’une fête qui ne veut pas finir.

Au 17ème siècle, les portugais ont pratiqué ici le commerce des esclaves contrairement aux espagnols (l’esclavage était interdit en Espagne). Nous avons tous appris à l’école que c’est par le traité de Tordesillas en 1494 que le grand gâteau de l’Amérique du Sud nouvellement découverte fut partagé entre le Portugal (l’actuel Brésil) et l’Espagne (tout le reste du continent). Et c’est d’ailleurs en gros sur la frontière entre ces deux zones, du Paraguay au Pérou, que l’on retrouve les missions jésuites qui furent comme des bastions de résistance aux marchands d’esclaves portugais qui venaient « chasser » sur les terres espagnoles et des lieux de protection pour les indigènes fuyant les mercenaires. Le film « Mission » retrace très bien cette lutte d’influence et ces petits arrangements entre les puissances coloniales de l’époque ainsi que le parti pris des missionnaires jésuites pour la défense des indigènes.

Les espagnols qui ne furent pas non plus des enfants de chœur, n’ont pourtant pas (du moins officiellement) pratiqué le commerce des esclaves. Dans la mémoire collective indigène ce sont donc les portugais qui sont restés comme le symbole de l’intrusion violence tandis que les missionnaires jésuites représentaient une protection et Jésus un libérateur. Bien sûr, à travers cette mise en scène, ce sont aussi leur propre convoitise et leur propre violence que les Moxos exorcisent en quelque sorte. Car il va de soit que ce peuple dont je décris les traits les plus surprenants est, comme tous les peuples, traversé par le péché.

Mais ce qui est impressionnant dans la fête à laquelle j’ai assisté aujourd’hui, c’est de voir comment ce peuple relit son histoire à la lumière de sa foi, un peu comme une histoire sainte, dans laquelle Dieu joue un rôle majeur. La théologie de la libération qui s’est développée au XXème siècle dans ce continent a été bien mal comprise en Occident ; en réalité, loin de présenter une politisation de la foi chrétienne, elle révèle surtout la manière dont ce peuple comprend son histoire à la lumière de l’Evangile.

Un autre trait passionnant de ces fêtes est la manière dont sont tournés en dérision l’argent et le commerce. C’était encore plus évident lors la fête des Mages, le 6 février, à laquelle je n’ai malheureusement pas pu assister : là encore, les Mages pour arriver jusqu’à Jésus ont dû lutter contre les « commerçants gringos » représentés de manière ridicule qui cherchaient à leur vendre toute sorte de choses inutiles provoquant l’hilarité des passants. Ce matin les « barcos » proposaient de l’argent à qui leur « vendrait » Jésus. La manière dont la culture Moxos tourne en dérision le commerce est réellement impressionnante. Le commerce est totalement étranger à la mentalité indigène : pendant des siècles, l’économie a fonctionné sans argent ici et du temps des missions jésuites, les commerçants étaient interdits de séjour à Moxos.

Bien sûr de nos jours le commerce s’est organisé dans la ville de San Ignacio : il y a des magasins et même une banque. Mais rien à voir avec la rue Sainte Catherine en période de soldes… A San Ignacio lorsqu’on rentre dans un magasin, il faut commencer par chercher le ou la marchand(e) qui peut se trouver en train de dormir dans un hamac en arrière boutique ou simplement parti faire autre chose laissant son commerce ouvert à tous les passants. Faire ses courses ici peut prendre un certain temps… Une fois le marchand retrouvé, tout n’est pas résolu pour autant ; il est assez fréquent de ne pas trouver ce que l’on cherche. Et dans ce cas inutile d’insister, le commerçant ne fera aucun effort pour vous vendre autre chose : il vous conseillera plutôt d’aller voir chez son « concurrent ». Quand je vous dis qu’ils n’ont pas le sens du commerce… Je dois vous avouer que cela m’a souvent fait perdre mon calme.

Mais la fête d’aujourd’hui avait quelque chose de léger, de prophétique et libérateur pour un regard occidental. Ce soir je me prends à rêver en imaginant une telle fête populaire dans nos grandes avenues commerçantes d’Europe. Vous imaginez le tableau ? On nous reprocherait certainement de manquer de civisme en portant atteinte à la sacro-sainte croissance pour laquelle nous sommes prêts à toutes les compromissions voire à toutes les prostitutions ; pour dire vrai, c’est nous qui sommes devenus esclaves. Ironie de l’histoire ! C’est un paradoxe qui hélas s'est souvent vérifié : celui qui cherche à réduire l’autre en esclavage ou à le soumettre à son pouvoir ne fait que révéler son propre esclavage : il est esclave de sa convoitise, de sa violence, de son idéologie. Un jour, Jésus a mis en garde ses disciples : il leur a dit que l’on ne pouvait pas servir deux maîtres et qu’il fallait choisir entre Dieu et l’argent, entre la liberté et l’esclavage. Qu’il était bon aujourd’hui de voir un peuple célébrer son Dieu et danser sa liberté !


Pierre Alain Lejeune

16 janvier 2017

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