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La bienheureuse blessure du célibat


Ce que l’on appelle déjà « l’affaire Gréa » me conduit à écrire ces lignes dans la continuité de l’article intitulé « Solitudes » que j’ai publié sur ce Blog en octobre dernier. Le Père David Grea, prêtre archi-médiatisé de Lyon, annonce qu’il a l’intention de se marier et renonce donc au ministère. Je lis ici et là des réactions et commentaires en tout genre ; certains me réjouissent et m'édifient, d’autres m’agacent ou me blessent. Je constate que la plupart du temps, les voix les plus violentes n’émanent pas de prêtres mais de laïcs, sans doute blessés et fragilisés par ce coup de tonnerre. Les prêtres eux, réagissent souvent de manière plus nuancée : ils savent trop bien, pour peu qu’ils aient un peu vécu et qu’ils soient honnêtes avec eux-mêmes, ce que le célibat implique de renoncement, de combat, de blessure et d’accueil de notre fragilité.

Ceux qui veulent se rassurer à bon compte parlent à propos du Père Gréa de « crise de la quarantaine », comme si cette expression tellement réductrice suffisait à rendre compte de ce qui est en jeu. D’autres condamnent notre société permissive et tentatrice ou encore seraient prêts à lapider une femme soupçonnée d’avoir détourné un prêtre de sa vocation. Toutes ces réactions hyper affectives ont pour seuls effets de blesser les principaux intéressés et de passer à côté de l’essentiel. J’ai également du mal à rejoindre ceux qui usent du vocabulaire de la chute : « un prêtre est tombé »… La fidélité d’un homme ne se juge jamais de l’extérieur et il arrive que derrière des parcours sinueux se dessine un réel chemin de vie qui, pour être plus complexe n’en est pas moins vrai. Dieu seul est juge. Je ne cherche ni à encenser mon frère David ni à l’accabler ; j'essaie simplement de comprendre cet homme et la décision qu’il vient d’annoncer. Car après tout, je me dis que tomber amoureux peut arriver à n’importe quel prêtre, pourvu du moins qu’il soit doté d’un cœur capable d’aimer. Qu’un prêtre quitte le ministère, c’est toujours une tristesse et une épreuve pour l’Eglise et cela provoque bien des blessures. Mais au fond je ne veux pas porter de jugement sur l’événement en lui-même : la vie d’un homme reste un mystère insondable ! Et qui suis-je moi, pour juger ce qui se passe dans le cœur de ce prêtre ?

En revanche ce qui me choque dans la lettre que le P. David adresse à ses paroissiens, c’est que tout paraît simple, évident, sans combat… Il affirme vivre cette relation amoureuse « dans la continuité de ce qu’il a vécu jusque-là ». J’avoue avoir du mal à recevoir ces mots ; à aucun moment il ne fait allusion à la dureté d’une telle décision, aux blessures inévitables qu’elle suscite ; nulle part il n’exprime la moindre demande de pardon. J’ai du mal à penser que ce choix ne soit pas l’issue d’un rude combat. Sa lettre laisse entendre au contraire que tout va de soi, que ce genre de décision pourrait venir simplement, naturellement, sans combat intérieur et sans tempête. Il s’en dégage une impression de légèreté qui ne rend pas compte de la gravité de l’engagement que représente l'ordination et qui peut être blessante pour des milliers de prêtres qui vivent leur célibat sans faire de bruit, le plus souvent dans la joie certes mais aussi parfois dans l’épreuve. Eh bien non ! qu’un prêtre quitte le ministère pour se marier, cela ne va pas de soi. Nous autres prêtres, nous vivons des combats intérieurs parfois éprouvants et longs, au même titre que tout homme et toute femme. Pourtant ces combats, si on ne les refuse pas, nous construisent comme hommes et comme prêtres « comme l’or que l’on éprouve par le feu ». Nos fidélités sont toujours des lieux de combat : c'est souvent dans l'épreuve que Dieu nous modèle et nous façonne à son image. Bienheureux combat qui nous vaut de devenir hommes et femmes ! Le Père David n’évoque rien d’un tel chemin ; cela m’attriste et m’inquiète.

Je dois reconnaître moi-même qu’il y a encore quelques années, je n’aurais jamais parlé du célibat comme j’en parle aujourd’hui. Car la vie, les joies et les épreuves du ministère, les affections diverses et les combats intérieurs ont sans doute creusé en moi un chemin inattendu, ouvert une brèche et une manière nouvelle de donner ma vie. Aurais-je fait ce choix il y a 15 ans si j'avais su à l'avance où il me mènerait ? Probablement pas. Mais je pense qu'il en va de même pour Pierre, André, Jacques et Jean : ils n'auraient sans doute pas emboîté le pas à Jésus aussi joyeusement s'il avaient su à l'avance à quelles extrémités cette vie d'apôtres les conduirait. Cela signifie t-il que je regrette aujourd'hui ce choix ? Certainement pas. Mais je le vis dans la foi et la confiance en Jésus-Christ qui m'a appelé à avancer en eaux profondes, à littéralement perdre pied pour me conduire tellement plus loin que le petit bonheur que j'aurais voulu construire par moi-même : "Quand tu étais jeune tu mettais toi-même ta ceinture et tu allais où tu voulais..." (vous pouvez lire la suite en Jean 21,18). C'est que, dans la suite du Christ, il s'agit réellement de se dessaisir de sa vie et dans le célibat cela prend un sens très concret. Cet abandon, ce dessaisissement est, je crois, le prix de la Vie et le prix de la Joie !

Si bien qu'aujourd’hui le mot le plus juste que je trouve pour évoquer le célibat que je vis est celui de « blessure ». Mais je précise qu'il s'agit d'une bienheureuse blessure ! Oui, une blessure car il me semble essentiel de ne pas éluder le manque que le célibat creuse dans ma vie de prêtre. Renoncer à une vie de famille, renoncer à tout exercice de sa sexualité (ou de sa génitalité pour employer des termes précis) creuse une blessure, un manque qu’il ne faudrait pas trop vite combler ou cacher par toute sortes de considérations pieuses. Vous me direz, le manque est une réalité dans la vie de tout homme et de toute femme, mariés ou non. Bien sûr. Et les premières pages de la Bible nous enseignent d’ailleurs que la meilleure manière de répondre à un manque n’est pas forcément de le combler. Mais dans la vie d’un prêtre ce manque prend une tournure particulière. A ce propos, je ne trouve pas qu’il soit juste d’assimiler la situation d’un prêtre qui se marie à celle d’un époux qui abandonnerait sa femme pour une autre. Car à la différence de l’époux, le prêtre est seul. Bien sûr il est donné à l’Eglise et on peut, en un certain sens, parler de lien nuptial à son sujet. Mais enfin il faut garder les pieds sur terre : l’Eglise n’aura jamais pour le prêtre la tendresse d’une épouse, elle ne sera jamais dans ses bras, elle ne sera jamais la confidente qui lui fera toujours défaut. Bien sûr tout le monde l’appelle « mon père » et on peut à juste titre lui reconnaître une véritable paternité spirituelle mais personne jamais ne l’appellera « papa ». Et croyez-moi, ce petit « détail » pèse lourd. Je n’oublierai jamais ces gamins des rues de San Ignacio en Bolivie qui couraient vers moi pour m’embrasser en criant « Padre !» ; chaque fois, je fus profondément ému par la tendresse avec laquelle ils me faisaient la fête. Mais il serait faux de trouver-là une « compensation ». Il ne faut pas tout mélanger.

Il s'agit donc de pas éluder la blessure que creuse en nous le célibat et de se méfier de ce qui pourrait l’occulter ou la nier. Le Père Gréa a exercé un ministère d’une grande fécondité : nombreux sont ceux qui en témoignent. Et je rends grâce à Dieu pour cela. Mais voilà... la fécondité ne suffit pas ; il ne suffit pas d’être reconnu, écouté, aimé, admiré pour être un prêtre selon le coeur de Dieu. Parfois même notre réussite pastorale peut nous plonger dans l’illusion en masquant la blessure et le manque et en nous projetant dans une toute puissance illusoire. Certes il est bon de porter du fruit mais ce n’est pas cela qui nous fait vivre. En vérité ce dont un homme ou une femme a besoin pour vivre, c’est de donner sa vie, de se donner réellement. Il n’y a pas d’autre moyen pour devenir réellement « vivant », réellement humain. J’en suis souvent témoin dans le beau ministère de la confession : les plus grandes souffrances humaines prennent souvent racine dans l'incapacité de se donner vraiment. Oui, nous sommes tous faits pour donner notre vie « corps et âme ». Oui, nous avons besoin de nous donner aussi avec notre corps. Or nos corps de prêtres ne peuvent pas exprimer ce don par une sexualité exercée et dans une relation exclusive. Je crois qu’il faut reconnaître ce manque sans chercher à le cacher derrière un discours désincarné comme je l'entends trop souvent. Il me semble plus juste de reconnaître qu’il y a là un véritable vide, une véritable blessure creusée en nous ; mais une blessure qui, lorsqu’elle est accueillie et vécue par amour peut réellement donner la vie. Car depuis que le Christ a offert sa vie sur la croix, nous savons que toute blessure vécue avec amour peut devenir source de vie. Mon célibat n’a de sens que s’il est vécu comme une configuration au Christ Jésus qui s’est donné « corps et âme ». C’est ainsi que dans ma vie de prêtre je cherche, à tâtons souvent et bien maladroitement, à accueillir ce manque et ainsi à configurer ma vie à Sa vie, mes blessures à Sa blessure, mes souffrances à Sa passion afin que ma joie aussi soit de Lui et afin de vivre de Sa vie.

Dans l’Evangile, lorsque Jésus évoque le célibat choisi, il parle du « célibat pour le Royaume » (Mt 19,12). Il s’agit du célibat pour et non pas en-soi. Aucun prêtre ne choisit le célibat en lui-même mais toujours pour le peuple de Dieu. Ce manque, ce vide que creuse le célibat dans nos vies n’a d’autre raison d’être que l'amour et le service de tous. C’est pour donner Dieu au monde – ce don qui nous dépasse tellement - que nous pouvons consentir à une telle blessure. Pour le dire autrement, notre célibat repose aussi – au moins pour une part - sur chacun de vous, sur votre manière d’accueillir le don que nous avons pour mission de vous transmettre. Lorsqu’un prêtre ne parvient plus à vivre son sacerdoce comme un don de lui-même, il y a bien sûr beaucoup de questions à se poser mais peut-être que chaque baptisé, plutôt que de crier au scandale, pourrait d’abord se demander comment il accueille le don d’amour que les prêtres cherchent à leur transmettre. Je l’ai vécu dans ma propre vie et encore récemment ; je suis témoin que, maintes fois, c’est le peuple de Dieu qui, à travers tel ou tel baptisé, m’a permis de vivre mon célibat ou d’en retrouver le sens et la beauté. Nous avons besoin de vous pour donner notre vie, pour nous donner « corps et âme », pour vivre notre célibat comme une bienheureuse blessure d’amour à la suite de Jésus-Christ.


Pierre Alain Lejeune

22 février 2017

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