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Je serai avec toi


Ces lignes me sont inspirées par le rapprochement de deux œuvres ; un peu comme en cuisine lorsque le mélange de deux ingrédients improbables réjouit le palais d’une saveur inattendue. Les deux œuvres en question sont une icône ancienne et un livre encore récent.

L’icône (ci-contre) est celle devant laquelle je prie tous les jours depuis des années : je l’avais ramenée de Taizé où elle figure en bonne place dans l’église. Je la retrouve ces jours-ci. Sur cette icône du 4ème siècle, Jésus à droite, étend le bras vers son voisin, Saint Ména et pose sa main sur son épaule. Ména de son bras droit, semble nous bénir, comme si ce geste de sa part n’était que le prolongement du geste de son Seigneur. C’est la présence de Jésus à ses côtés qui semble pousser Ména vers nous et le porter dans sa mission. Ména fut ermite et mourut martyr au début du 4ème siècle en Egypte. Je contemple dans cette icône la promesse de Jésus à ses disciples : « Je suis avec vous tous les jours jusqu’à la fin des temps » (Mt 28,20). Je me dis qu’à l’heure décisive du martyr, cette main posée sur son épaule devait compter plus que tout pour Ména. La promesse de cette présence de Dieu à nos côtés résonne à travers toute la Bible depuis Abraham jusqu’aux prophètes en passant par Moïse ou encore le roi David. « Je serai avec toi » : ces quatre mots sont bien souvent l’unique réponse de Dieu aux questions des hommes angoissés devant leur avenir : « Je serai avec toi ». Plutôt que de nous promettre des chimères et de nous faire rêver de châteaux en Espagne, le Seigneur n’a que cette parole, que la promesse de sa présence à nos côtés, quoi qu’il arrive : « Je serai avec toi ». Cette icône a souvent illuminé ma prière.

Le livre que je viens de lire rejoint cette icône et lui donne une saveur nouvelle dans mes pensées et dans ma prière ces jours-ci. Il s’agit du petit livre d’Adrien Candiard : « Veilleur, où en est la nuit ? » qui a pour sous-titre : « Petit traité d’espérance à l’usage des contemporains ». Si vous ne l’avez déjà lu je vous le recommande vivement ! Sa lecture ne vous prendra pas plus de temps qu’il en faut pour regarder un match de rugby et vous en tirerez certainement bien plus de profit (même si vous savez que je n’ignore rien des vertus thérapeutiques d’un bon match entre amis…). Qu’en est-il de notre espérance en ces temps de dépression collective ? Qu’avons-nous à dire et à vivre, nous chrétiens, lorsque l’avenir semble si sombre ? La tentation serait de nous faire candides, de prétendre réconforter nos contemporains en annonçant des lendemains qui chantent, de confondre l'espérance et l'optimisme. En d’autres temps, dans une situation désespérée, le prophète Jérémie s'est durement affronté à ceux qui tentaient de rassurer le peuple terrifié en prêchant un optimisme béat : « Ne vous inquiétez pas, tout va s’arranger ». Au contraire, Jérémie regardant en face et avec un réalisme froid la situation de son temps, annonce une catastrophe inévitable. Car l’espérance sur laquelle il prend appui n’a rien à voir avec une méthode Coué légèrement anesthésiante. « Notre premier devoir de veilleur c’est de regarder la nuit comme elle est ». Espérer ne réclame pas d’optimisme mais du courage.

Jésus ne nous a jamais promis de résoudre nos problèmes et de dissiper nos souffrances grandes ou petites. Et si nous entretenons encore ce rêve infantile d’un dieu Père Noël comme on s’agrippe à une bouée de sauvetage qu’on ne veut pas lâcher, il est peut-être temps de grandir, d’admettre que le Père Noël n’existe pas et d’apprendre enfin à nager… Il est peut-être temps de lire l’Evangile. Jésus ne nous a pas promis des lendemains radieux. Il nous promet beaucoup plus ! Il nous promet d’être là avec nous, quand bien même nous perdrions pied, comme un ami, mieux qu’une bouée : « Je serai avec toi ». L’espérance chrétienne a ceci de particulier que son seul objet est Dieu. Si notre espérance ne s’appuie que sur la probable réalisation de nos désirs, sur l’éventuelle satisfaction de nos manques ou sur le pari que les événements finiront par tourner à notre avantage, c’est qu’elle n’est pas encore l’espérance de Dieu. Pour espérer Dieu, il faut avoir lâché toutes les autres espérances. Pour s’abandonner à Dieu, il faut cesser de s’agripper à nos appuis illusoires. Pour marcher avec lui, il faut se risquer à jeter ces béquilles qui rendent notre démarche si gauche. L’espérance chrétienne repose uniquement sur la promesse de cette présence aimante et discrète de Dieu, sa main sur notre épaule comme celle d’un ami fidèle.

Bernanos écrivait : « Le diable, c’est l’ami qui ne reste pas jusqu’au bout ». Je me souviens avoir commenté l’évangile du lavement des pieds, un jeudi saint, en parlant de Jésus comme « l’ami extrême ». « Ayant aimé les siens qui étaient dans le monde, il les aima jusqu’au bout » (Jean 13,1). Certaines traductions disent : « il les aima jusqu’à l’extrême ». Jésus, c’est l’ami qui reste jusqu’au bout. Jusqu’à l’extrême. Jusqu’à l’amer sentiment d’abandon et de vanité. Jusqu’à l’échec et jusqu’à la mort. Il ne nous a rien promis d’autre en ce monde : « Je serai avec toi ». Il est l’Emmanuel, Dieu-avec-nous ; de la crèche jusqu’au matin de Pâques, Jésus ne nous a offert qu’une seule chose : lui-même. Parce que Dieu ne sait pas donner autre chose que lui-même. Jésus ne nous a pas apporté la paix ni la justice. Depuis le temps, ça se saurait… Jésus nous a apporté : Dieu. Car Dieu n’a rien d’autre à offrir que Dieu.

Cette espérance n’a rien d’une fuite du réel dans un au-delà qui nous consolerait de cette vie trop décevante. Et si les chrétiens ont parfois donné l’impression d’anesthésier le monde en prêchant « l’après » pour mieux supporter le « maintenant », c’est qu’ils avaient sans doute mal pris la mesure de ce que signifie réellement la croix du Christ. Cette promesse de Jésus fonde au contraire nos engagements dans ce monde d’une manière décisive : « Je serai avec toi. Je ne ferai pas à ta place, je ne résoudrai pas les montagnes de difficultés qui encombrent ton chemin mais je serai avec toi ».

Bien souvent, la seule consolation que nous pouvons offrir à nos proches en souffrance, c’est notre présence à leurs côtés. C’est également la seule promesse que Dieu nous fait en ce monde. Je pense à ce jeune père de famille dont l’épouse est partie du jour au lendemain pour un autre et qui ne voit plus comment continuer à vivre : « Je serai avec toi ». Je pense à cette étudiante qui a échoué et qui se sent perdue face à un avenir qui lui fait peur : « Je serai avec toi ». Je pense à ce couple qui apprend que le quatrième enfant qui doit naître porte un handicap alors que leurs trois premières têtes blondes donnent déjà tant de soucis : « Je serai avec toi ». Je pense à ce frère prêtre qui pourrait encore espérer vivre de belles années mais que la maladie est en train d’emporter : « Je serai avec toi. Jusqu’au bout ». L’espérance chrétienne n’a rien d’une douce naïveté, d’un champignon hallucinogène ou d’une petite musique anxiolytique. Elle est une certaine manière d’affronter la nuit, de regarder la vie telle qu’elle est mais de la regarder avec Dieu. Cette espérance est plus forte que tout et aucun obstacle, pas même la mort, ne peut l'éteindre.

Voilà peut-être une belle manière de traverser le carême qui débute : redécouvrir la présence discrète et silencieuse de Dieu au creux de ma vie, dans mes heures lumineuses comme dans mes plus lourds échecs. Habiter nouvellement cette intimité qu’il m’offre dans la prière comme dans l’action : « Ton Père est là dans le secret » (Mt 6,18). Entendre cette invitation à affronter la vie telle qu’elle est et non telle que je la rêve et à vivre chaque instant comme une occasion de rencontre avec cet ami extrême, ce compagnon fidèle jusqu’au bout. Lorsque je suis arrivé à Taizé, il y a un peu plus d’un mois, en entrant bagages à la main dans la petite chambre préparée pour moi, mon premier regard est tombé sur l’icône de Jésus et Ména posée discrètement sur la petite table, comme un signe d’accueil, comme l’ami qui promet d’être là et de rester jusqu’au bout, comme une main posée sur mon épaule.

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