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Au risque de vivre


La célèbre parabole des talents que nous avons entendue ce dimanche nous paraît souvent bien dure. Voire injuste. Sans doute parce que nous l’entendons de travers, parce que nous ne tendons pas bien l’oreille. Ou parce que notre oreille est faussée…

Car au fond, quelle est la différence entre ces trois serviteurs auxquels le maître parti en voyage a confié ses talents ? (Un « talent » est une mesure d’or équivalent à quinze année de salaire de l’époque. Mais il n’est pas interdit de l’entendre également dans l’autre sens, plus habituel, du mot « talent »). Une écoute un peu distraite nous ferait penser que la différence réside dans le nombre des talents reçus : l’un a reçu cinq talents, l’autre deux talents et le troisième un seul. Et cette lecture nous fait crier à l’injustice : « Mais qui donc est ce maître partial qui donne à la tête du client ?!? Où donc est l’égalité des chances ? ». Pourtant une écoute plus attentive pourrait déjouer cette analyse un peu trop rapide. Ce qui différencie ces trois serviteurs ce n’est pas le nombre de talents reçus : preuve en est que les deux premiers, qui n’ont pas reçu le même nombre de talents, se comportent de la même manière et partent joyeusement faire fructifier leur capital. Du reste, Jésus prend soin de préciser que le maître a remis des talents « à chacun selon ses capacités ». Ce qui importe ce n’est pas d’avoir beaucoup ou peu ; c’est une évidence que nous ne partons pas avec les même dons au départ. Ce qui importe c’est la manière dont je reçois ce qui m’est donné.

Non, la vraie différence entre les deux premiers serviteurs et le troisième ne réside pas dans le nombre de talents reçus. Pour découvrir ce qui différencie ce troisième serviteur, il suffit de l’écouter. Il l'avoue lui-même : « J’ai eu peur ». Ce serviteur a eu peur ; toute la différence est là. Il a eu peur de risquer. Peur de perdre. Et peut-être, du même coup, peur de vivre. Il a enfoui son talent dans la terre plutôt que de prendre le risque de le perdre.

Je crois que cette parabole de Jésus est un plaidoyer pour une vie risquée, une invitation à dépasser notre peur. Il paraît que dans toute la Bible, on peut lire exactement 365 fois : « N’ayez pas peur ». 365 fois… Comme si Dieu savait que la peur est notre ennemi numéro un. Comme s’il voulait que chaque matin, autant qu’il y a de matins dans une année, nous puissions entendre ce « N ‘ayez pas peur » comme un appel à vivre, à vivre pleinement, à risquer notre vie. « Celui qui veut garder sa vie la perd, celui qui perd sa vie à cause de moi la trouve » (Mt 16,25)

Et voilà que cette parabole agit en chacun de nous un peu comme un révélateur, comme un miroir, mettant au grand jour ce qu’il y a de plus secret en nous. Selon la manière dont je l’entends, est dévoilée en moi la manière dont je reçois la vie, le regard que je pose sur Dieu : donateur généreux ou juge impitoyable ? Du regard que je pose sur Dieu dépendra la manière avec laquelle je vivrai. Si je le regarde comme un juge terrifiant, je me condamne moi-même à ne vivre que dans la peur. Si je le regarde comme un Dieu d’Alliance, ma vie deviendra ce lieu de communion et de joie avec lui. Tout l'Evangile est une entreprise de conversion de ce regard que l'homme pose sur Dieu. « Ce qui fait la gloire de mon Père c’est que vous donniez beaucoup de fruit » (Jean 15, 8). Comment vais-je recevoir la vie ? Comme une chance, une joie, un don offert pour ma joie ? Ou bien comme une menace, un danger que je vais enfouir dans la terre ?

Evidemment, il est dangereux de vivre ! Evidemment vivre comporte un risque. De même qu’aimer, c’est risqué. Dieu le sait bien, lui qui nous a créés par pur amour. Quel risque inconsidéré a-t-il donc pris ! Mais ne prendre aucun risque, c’est au fond courir le plus grand des risques : celui de ne pas vivre du tout. Lorsque viendra la fin de mes jours, lorsque serai devant Dieu, je crois que je préfèrerais m’apercevoir que je me suis trompé, que j’ai commis des erreurs, que la vie m’a cabossé un peu partout plutôt que de découvrir que je n’ai pas vécu, par peur de me tromper, que j’ai enfoui ma vie sous la terre, par peur de la perdre ou par peur de prendre des coups. Ce qui importe ce n’est pas d’avoir beaucoup ou d'avoir peu ; ce qui importe c’est ce que je fais du don reçu.

Cette histoire de talents gagnés ou gâchés interroge aussi la manière dont nous regardons le temps qui passe : est-il un allié qui joue pour moi, un ami qui joue avec moi pour me bonifier comme un bon vin ou bien est-il un ennemi qui grignote peu à peu mon capital de vie ? Je rencontre tant et tant de personnes qui ne vivent que dans l’attente effrayée du coup de sifflet final. Avec pour seul espoir que leur soit accordé un peu de temps additionnel. Mais on ne vit pas dans le seul espoir de ne pas mourir ! Ou de mourir le plus tard possible... L'espérance qu'offre l’Evangile, c’est autre chose ! Espérer c’est regarder le temps comme un ami. Car nous le savons, la victoire est acquise, la mort est vaincue, nous allons vers la vie. De fait, comme prêtre, j’ai parfois l’impression d’être un capitaine d’équipe, courant aux quatre coins du terrain pour relever mes coéquipiers abattus, épuisés, qui regardent le chronomètre, désespérés. Au risque de m’épuiser moi-même parfois. Mais un capitaine n’est pas grand-chose sans son coach. Or mon coach est le meilleur qui soit. Mon coach s’appelle Jésus !

Pour prendre une autre image ou inventer une autre parabole, je pourrais regarder ma vie comme une œuvre d’art. C’est un peu comme une toile qui m’est confiée, une toile à peindre. Bien sûr, je n’ai pas choisi toutes les couleurs. Bien sûr je n’ai peut-être pas toutes les nuances de peinture que je souhaiterais avoir. Je n’ai pas choisi de naître ici, à cette époque, je n’ai pas choisi ma famille, je n’ai pas choisi d’être un homme ou une femme, j’ai hérité d’une histoire qui m’a précédé, je n’ai pas choisi d’être petit ou grand, blond, brun ou roux, je n’ai pas choisi mes défauts ni mes qualités. Je dois accueillir ce qui m’est donné. Mais avec ce qui est entre mes mains, avec les quelques couleurs dont je dispose, je peux faire de ma vie une œuvre d’art. Ce qui importe, ce n’est pas d’avoir beaucoup ou peu, ce qui importe c’est ce que je fais du don reçu.

Si notre oreille s’est un peu ouverte aujourd’hui à la parabole que Jésus raconte pour nous, alors peut-être repartirons-nous avec au fond du cœur ce désir grandissant : je peux faire de ma vie quelque chose de beau, quelque chose de grand, comme une œuvre d’art. Quel que soit le nombre de talents reçus, quelles que soient les couleurs dont je dispose, je peux devenir quelqu’un de bien. L’envie de prendre le risque d’aimer et de vivre. L’envie de devenir meilleur. Pour m’entendre dire, moi aussi un jour : « Bon est fidèle serviteur, tu n’as pas eu peur de risquer ta vie, tu l’as reçue pour ce qu’elle est vraiment. Entre dans la Vie, entre dans la joie de ton Seigneur ».


20 novembre 2017



Photo : Sur l'arête du Pic Long avec Paul, juillet 2012

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