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La part de Marie


Une fois de plus aujourd’hui, nous entendons ce récit bien connu de l’Évangile : Jésus rend visite aux sœurs de Béthanie, Marthe et Marie. Il y a celle qui s’affaire au service, courant de la cuisine à la table, veillant à ce que rien ne manque pour que l'hôte soit honoré. Et il y a celle qui reste assise là, sans rien faire si ce n'est écouter Jésus qui parle.

Que de commentaires usés et tellement réducteurs n'a t-on entendu de ces versets ! Que de lectures simplistes et vidant ces mots de leur profondeur ! Il y aurait ceux qui sont plutôt Marthe, les actifs, et ceux qui sont plutôt Marie, les contemplatifs. Ben voyons ! Que de fois n’ai-je entendu la complainte de celles et ceux qui cherchent à justifier ainsi leur peu d’assiduité à la prière : « oh moi, vous savez mon Père, je suis plutôt Marthe ». La belle excuse ! La belle dérobade ! Comme si Jésus nous invitait à choisir un camp : actif ou contemplatif ? Soit dit en passant il est beaucoup plus rare (comme c’est étrange !) que l’on entende dire : « Moi, je suis plutôt Marie ».

Mais évidemment, il ne s’agit pas pour Jésus de répartir les rôles entre ceux qui travaillent et ceux qui prient. Évidemment, c’est en chacun de nous qu’il faut savoir reconnaître ces deux parts. En chacun de nous, il y a la part de Marthe et la part de Marie. Nous nous réfugions sans cesse en Marthe car lorsque nous agissons, lorsque nous faisons, lorsque nous produisons, nous nous sentons vivants, nous nous sentons utiles, nous nous sentons puissants et peut-être même, avouons-le, tout-puissants.

La part de Marie est bien plus discrète, bien plus humble et timide. Et il faut bien le reconnaître, elle perd souvent la bataille… La part de Marie en nous, c’est la part du silence, la part de l’écoute, la part disponible. C'est la part fragile. Mais il nous en coûte de laisser de l'espace à Marie en nous ; de l'espace à cette part qui ne produit rien, la part du « temps perdu ».

Si nous prions si peu, ce n’est évidemment pas par manque de temps. Fausse excuse… Si nous prions si peu, c’est essentiellement parce qu’il nous est bien difficile de consentir à ne plus faire par nous-mêmes, de consentir à l’inutile, au non productif ; de laisser faire en nous ce que nous ne maîtrisons pas. Nous préférons habituellement nous réfugier du côté de Marthe qui s’agite et s’affaire.

Sauf que, nous n’avons pas le choix ! Nous devons absolument laisser s’épanouir en nous la petite part de Marie. A moins de mourir corps et âme… Lorsque nous étions enfants, nous ne faisions pas grand-chose de nos mains, nous ne produisions à peu près rien. Puis nous avons appris, nous avons découvert la joie d’œuvrer, de faire, de créer. Quelle belle aventure ! Marthe a dans chaque vie ses heures de gloire ! Mais lorsque viendra le crépuscule de notre vie, lorsque la vieillesse nous aura rattrapés, nous savons bien que Marthe ne pourra plus faire. Quand viendra le temps où les mains se fatiguent, où les yeux s'usent, où les jambes refusent de porter ce corps de plus en plus lourd et maladroit. Quand viendra le temps de rester assis ou même couché, que ferons-nous ? Si au cours des années glorieuses de Marthe, nous n’avons pas laissé la part de Marie s’épanouir en nous, cette fin de vie ressemblera fort à un naufrage… Ce n’est que si nous avons consenti au silence, à l’écoute, à la disponibilité, ce n’est que si la part de Marie a trouvé toute sa place en nous, que ces années de vieillesse trouveront, dans notre vie intérieure, le relais et le refuge d’un extérieur désormais réduit à l’impuissance. « Nul à moins de devenir comme un petit enfant, ne peut entrer dans le royaume de Dieu ».

Seul celui qui a laissé en lui suffisamment de place à la part de Marie, seul celui-là sait que lorsqu’on ne peut plus rien faire, il reste encore la plus belle part : se laisser faire. « Marthe, tu t’agites pour bien des choses ; une seule est nécessaire. Marie a choisi la meilleure part ». Ce n'est peut-être pas un hasard si dans la Bible, la liste des dix commandements s'ouvre par cet appel, ce cri, cette supplication : "Ecoute Israël !". Ecoute ! C'est la première et peut-être la plus importante tâche que tu aies à accomplir sur cette terre. Ecoute ! C'est la meilleure part, la plus essentielle. Celle qui nous maintiendra en vie !

Alors que je vis les heures de gloire de Marthe, alors que je suis dans la force de l’âge, la quarantaine triomphante, je veux garder au cœur cette petite part, cette meilleure part, celle de Marie, celle de l’enfant, celle qui écoute et qui se tait, celle qui accueille. Celle qui se présente devant son Seigneur, passive, disponible. Celle qui sait bien qu’elle ne peut pas faire ce que seul Dieu peut faire : la sauver !

Pierre Alain Lejeune

9 octobre 2018

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