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Qui est mon prochain ?




Lorsque nous étions enfants, au catéchisme, nous avons tous appris par coeur le grand commandement de l'Evangile : « Tu aimeras le Seigneur ton Dieu de tout coeur, de toute ton âme, de toute ta force et de toute ton intelligence et tu aimeras son prochain comme toi-même ». Mais pour l'enfant que nous étions, ce mot « prochain » sonnait étrangement : « Mon prochain ? Qui est-ce ? »

Cette question, c'est la question d'un homme honnête qui veut comprendre, qui veut savoir ce que Dieu attend de lui. Et comme toujours, la réponse de Jésus est surprenante. Jésus raconte une histoire. Jésus ne répond jamais comme un professeur. Ce n'est pas la réponse du dictionnaire qui nous délivrerait une définition claire et précise, que l'on pourrait apprendre comme une leçon : « Prochain, deux points, ouvrez les guillemets... ». Comme s'il suffisait d'appliquer une théorie… Car lorsque Jésus parle, il ne se contente pas de répondre à une question ; il veut déplacer nos questions ; il veut nous déplacer, nous faire bouger, nous transformer. Il en est toujours ainsi dans l'Evangile : ceux qui se présentent devant Jésus avec une question ne repartent pas avec une réponse mais avec une autre question ; une question plus large, plus grande, comme un horizon ouvert.

Et la parabole du Bon Samaritain que nous écoutons ce matin n'échappe pas à la règle. La question de départ est donc : « Qui est mon prochain ? ». Or il faut reconnaître que cette question est encore pleine de suffisance. Celui qui pose cette question est encore très centré sur lui-même. On pourrait l'entendre avec un ton un peu pédant et suffisant : « Qu'on me présente celui que je dois aimer... ». Celui qui pose une telle question se place lui-même au centre de sa question.

Or à la fin de l'histoire, c'est une autre question que Jésus adresse en retour : « Lequel des trois, à ton avis, a été le prochain de l'homme tombé aux mains des bandits ? ». Vous avez perçu le déplacement ? Il ne s'agit plus de savoir qui est mon prochain mais bien plutôt de qui je dois me faire le prochain. Ce n'est plus l'autre qui doit se déplacer vers moi mais c'est moi qui dois me déplacer vers lui ; c'est moi qui dois me faire proche de celui qui est tombé au bord du chemin. La question est totalement retournée. Et l'auditeur est retourné en même temps que sa propre question. Si nous savons entendre cette Parole pour ce qu'elle est vraiment, nous sommes décentrés de nous-mêmes, nous sommes déplacés, profondément, existentiellement.

Jésus a déplacé la question. Il l'a élargie : « de qui dois-je me faire le prochain ? ». Pour répondre à cette nouvelle question, il faut prêter attention à deux mots qui pourraient passer totalement inaperçus et qui sont pourtant essentiels. Deux petits mots qui changent tout. Jésus raconte : « Par hasard, un prêtre descendait par ce chemin... ». Par hasard. C'est de manière tout à fait fortuite que les hommes empruntant cette route vont, ce jour-là, rencontrer l'homme blessé au bord du chemin. Par hasard. Ils ne l'avaient pas prévu. Autrement dit, le prochain, celui dont je dois me faire proche, ce n'est pas celui que j'aurais soigneusement choisi selon mes critères, celui qui me convient, celui qui correspond à ce que j'estime être un « bon prochain », celui qui serait jugé digne de recevoir mon aide… Mais c'est celui qui se trouve là, par hasard, sur mon chemin. Nous avons souvent tendance à choisir notre prochain, à faire le tri selon nos propres critères et ce faisant, nous restons totalement centrés sur notre petit ego. L'Evangile au contraire, nous appelle à nous faire proche de celui que nous n'avons pas choisi et qui se trouve là, par hasard, sur notre chemin... L'amour ne calcule pas. L'amour ne planifie pas. L'amour ne fait pas le tri. Il accueille.

Il y a 8 mois, des familles de réfugiés sont arrivées aux allées Dordins, à quelques centaines de mètres d'ici. Nous n'avons pas choisi cette situation ; ces personnes se sont trouvées là indépendamment de notre volonté. Les raisons pour lesquelles ces hommes et ces femmes ont fui leurs pays sont complexes et parfois bien difficiles à éclaircir. Mais on peut raisonnablement penser qu'ils n'ont pas quitté leur terre, leurs familles et leurs proches de gaité de coeur ; lorsqu'on écoute leurs histoires, on comprend aisément qu'ils n'ont pas affronté les dangers de la mer, de la terre, qu'ils n'ont pas enduré des mois et parfois des années de voyage au péril de leur vie dans le seul but de mettre un peu de beurre dans les épinards. Si l'on s'intéresse un tant soit peu à leurs histoires, on admet aisément que ce n'est pas seulement pour trouver un meilleur confort de vie qu'ils sont prêts à supporter, ici en France, la précarité et la violence de la rue. Mais pour comprendre cela, il faut prendre le temps de les écouter.

Je dois dire que je suis admiratif de la réactivité dont vous avez fait preuve dès le mois de novembre pour venir en aide à ces familles. Très vite une équipe paroissiale s'est mise en place pour organiser l'aide matérielle, administrative et médicale dont ils avaient besoin. Certains d'entre vous n'ont pas compté leur temps et leur d'énergie pour que ces frères et sœurs venus d'ailleurs soient accueillies le plus humainement possible. Des liens se sont noués entre nous et plusieurs familles de réfugiés sont au milieu de nous ce matin pour la messe dominicale comme chaque semaine depuis plusieurs mois.

Jeudi matin les maisons occupées des allées Dordins ont été évacuées par la force publique. Cette évacuation était sans doute nécessaire pour des raisons sanitaires avant tout. Mais des familles ont été renvoyées à la rue, certaines séparées, d'autres expulsées du territoire national. C'est un fait que, depuis quelques années, notre pays ferme ses frontières. Notre pays se révèle incapable d'affronter le défi migratoire qui est pourtant un sujet brûlant pour notre avenir. On ne peut pas accuser nos dirigeants ; on ne peut pas se réfugier derrière l'argument facile que nos élus ne seraient pas à la hauteur de la situation. D'abord parce que c'est nous qui les avons élus et surtout parce que je crois profondément qu'un peuple a les dirigeants qu'il mérite. Je veux dire par là que nos dirigeants font ce que l'opinion publique leur demande de faire. Si les dirigeants européens sont de plus en plus hostiles à l'accueil des migrants, c'est parce que l'opinion publique européenne ne veut pas des migrants. Elles les regarde comme des pique-assiettes, comme des profiteurs. Et l'on entend répéter dans les assemblées bien pensantes : « on ne peut pas accueillir toute la misère du monde... ». Dire cela, c'est oublier que notre prospérité occidentale s'est construite bien souvent sur le dos de celles et ceux qui frappent à notre porte aujourd'hui. C'est oublier que - pour ce qui est de l'Afrique en tout cas - pendant des siècles, l'exploitation des richesses naturelles de ces pays n'ont pas profité à leurs ressortissants mais à nous. C'est oublier qu'aujourd'hui encore, c'est l'Occident qui fixe les règles du commerce international, règles iniques qui empêchent ces pays de vivre de leur propres ressources. C'est oublier enfin que c'est encore nous qui profitons de la guerre qui sévit dans de nombreux pays ; nous qui figurons dans le peloton de tête des vendeurs d'armes. Je suis toujours abasourdi lorsque j'entends nos media d'information annoncer chaque nouveau contrat de vente d'armes comme une bonne nouvelle : « C'est bon pour l'emploi, c'est bon pour notre PIB ! ». Comment peut-on être à ce point aveugle pour ne pas voir derrière ces marchés juteux la misère des peuples et l'exploitation de la haine ? Un jour, nous aurons à rendre compte de tant d'aveuglement devant l'histoire et aussi, je le crois, devant Dieu. On ne peut pas à la fois tirer des bénéfices de la misère de ces pays et rejeter à la mer ceux qui frappent à notre porte en répétant qu'«on ne peut pas accueillir toute la misère du monde »…

Je crois que nous vivons dans une société régressive. Culturellement régressive. Moralement régressive. Spirituellement régressive. Une société qui se recroqueville égoïstement sur son petit bien-être comme la souris sur son morceau de fromage… Cette société - notre société - écarte d'un revers de la main tout ce qui pourrait égratigner son confort et remettre en question son mode de vie. Que ce soit l'enfant à naître, le vieillard en fin de vie ou le migrant qui frappe à notre porte : autant d'obstacles qu'il convient d'éliminer… Banalisation de l'avortement, légalisation de l'euthanasie active, rejet de l'étranger, même combat ! C'est à chaque fois le même processus : le bien être individuel semble être l'ultime valeur pour ce monde-là et tout ce qui tend à le menacer est écarté sans scrupule. Pour le sacro-saint « bien être », nous sommes prêts à tout sacrifier, jusqu'à la vie de celui qui nous dérange. Triste monde qui aura un jour à rendre compte de son inconséquence et de son égoïsme.

A partir de cette page d'Evangile, j'aurais pu se matin développer un autre sujet : le lien essentiel entre l'amour de Dieu et l'amour du prochain. Mais on ne peut pas tout dire dans une homélie et j'ai pitié de vous qui m'écoutez patiemment… Pourtant, je ne suis pas loin de penser que la déchristianisation de notre société est allée de pair avec sa dérive morale et son recroquevillement égoïste. Lorsque Dieu n'est plus aimé, l'homme est méprisé, vendu, marchandisé.

C'est dans ce monde-là que notre Eglise doit garder le cap de l'Evangile, qu'elle doit poursuivre sa mission d'humanisation avec tous les hommes et femmes de bonne volonté. Je suis fier de ce que nous avons pu mettre en œuvre ensemble, même modestement, pour accueillir ces familles qui sont au milieu de nous aujourd'hui. Dès jeudi, grâce à une belle coopération avec les mairies du Haillan et du Taillan que je remercie au passage, nous avons pu reloger deux familles. Mais d'autres situations se présenteront prochainement. Inévitablement. Notre route croisera d'autres hommes, femmes et enfants. Saurons-nous nous faire proches d'eux ? Saurons-nous en eux reconnaître notre prochain tombé au bord du chemin ? Il en va de notre dignité et il en va de notre humanité.


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