A quel saint se vouer ?
Une fois de plus - mais plus encore que les fois précédentes - nous nous réveillons assommés, avec le goût amer de la trahison au fond de la gorge. Dans ce qu'il est maintenant convenu d'appeler « la crise des abus dans l’Eglise », nous pensions avoir touché le fond. Eh bien non… Les révélations sur le passé de Jean Vanier nous plonge dans un effroi et une tristesse plus grands encore. Cet homme fut pour beaucoup - et pour moi, je le reconnais - une icône de l’Evangile ; son attention aux plus petits, sa manière de parler de la fragilité et de l’accueillir m’édifiaient. La fécondité de la communauté de l’Arche qu’il a fondée semblait être le signe vivant de sa sainteté. Et voilà que la face cachée de cet homme éclate au grand jour, brisant la statue que nous lui avions érigée.
Lorsqu’un homme ou une femme a commis de graves péchés dans son passé - même des crimes – qu’il le reconnaît, se repent et change de vie, cela témoigne de la puissance de l’Evangile : nous pouvons toujours changer de vie, nul n’est prisonnier de son passé. Jésus n’a jamais condamné les pécheurs qu’il rencontrait ; il leur a toujours ouvert un avenir. En revanche, il a été sans concession avec l’hypocrisie des pharisiens qu’il a dénoncée avec vigueur ! Qu’un homme vive dans la duplicité et le mensonge, prêchant l’Evangile et vivant le contraire, cela est intolérable et terriblement destructeur.
Destructeur pour nous tous car, au bout du compte, c’est l’idée même de la sainteté qui semble atteinte en nous, comme discréditée… Si même ceux qui paraissent les plus dignes de confiance révèlent d’hideuses faces cachées, alors à quel saint se vouer ? Et question plus sournoise encore : la sainteté est-elle seulement possible ? Au milieu d’un tel champ de défaite, d’une telle désillusion, il est absolument essentiel de rester debout et de continuer à proclamer que la sainteté est possible, qu’elle est belle et désirable et qu’elle demeure notre vocation à tous ! La désespérance, la désillusion et le cynisme : voilà sans doute les plus belles réussites du démon qui doit être bien satisfait de son œuvre aujourd’hui. Voilà l’ennemi qu’il nous faut combattre sans relâche. Sans ménager nos efforts, il faut dire et redire partout et à tous que la sainteté n’est pas une chimère ; qu’elle est une promesse de Dieu et que Dieu est digne de confiance !
Bien sûr, je sais que nous avons tous notre part d’ombre. Tant que nous sommes sur cette terre, nous demeurons pris dans ce tiraillement entre pesanteur et grâce. Le péché reste, « comme une bête, tapi à la porte de notre cœur » ; cette part d’animalité, nous ne pouvons jamais dire, à moins de faire dans l’angélisme, que nous en serions exempts. J’aime à relire souvent le testament du bienheureux Christian de Chergé, prieur du monastère de Tibhirine en Algérie, assassiné avec ses frères en 1995 et qui écrivait à propos des barbares qui l’entouraient : « J’ai suffisamment vécu pour me savoir complice du mal qui semble, hélas, prévaloir dans le monde ». Lui le saint homme qui priait pour ses futurs bourreaux, avait la lucidité et l’humilité de ne pas jouer l’ange face aux bêtes, de reconnaître que ce mal habitait aussi son cœur. La sainteté consiste à reconnaître le péché qui nous colle au cœur plutôt que faire de l’angélisme. C’est d’ailleurs une constante dans la vie des saints : plus ils s’approchent de Dieu, plus ils se découvrent pécheurs. Evidemment… le contraste s’accentue lorsqu’on rapproche les contraires. C’est ça la sainteté ! Mais cela n’a rien à voir avec la duplicité et l’hypocrisie ; ce qui est infiniment douloureux concernant Jean Vanier, c’est le mensonge qu’il a vécu pendant des décennies et dont nous pouvons légitimement nous considérer victimes. Qui fait l’ange, fait la bête…
Alors à quel saint se vouer ? Peut-être à aucun… Car cette crise est aussi celle de notre recherche continuelle de modèles qui se brisent avec d’autant plus de fracas qu’on les a élevés haut ! Nous avons dans l’histoire de notre Eglise de nombreuses figures de sainteté qui nous aident et nous guident. A l’évidence, Jean Vanier n’en fait plus partie mais la tempête que déclenche les révélations sur son passé met en question notre goût immodéré pour les héros et les modèles. L’écroulement d’une figure - devrais-je dire d’une idole ? – nous apprend peut-être que les figures de sainteté, aussi grandes soient-elles, ne doivent jamais s’interposer entre Dieu et nous. Je ne veux surtout pas dire que nous devrions les jeter aux orties : nous avons définitivement besoin les uns des autres pour trouver Dieu. Nous avons raison de nous appuyer sur ces frères et sœurs, les saints d’aujourd’hui ou d’hier. Nous pouvons leur demander d’être sur notre route comme des lumières qui nous éclairent, nous pouvons compter sur leur prière et leur soutien. Mais ne leur demandons pas plus… Ne leur demandons pas de prendre la place de Dieu. Les saints peuvent nous aider mais en aucun cas, nous ne devrions nous vouer à l’un d’eux ; on ne se voue qu’à Dieu ! Et si je m’effondre lorsque se brise le bâton sur lequel je m’appuyais, cela signifie sans doute qu’il est urgent d’apprendre à marcher sur mes deux pieds.
Pierre Alain Lejeune
26 février 2020