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C'est la vie qui a gagné !


L'infirmière de garde s’approche et nous murmure : « Vous vous connaissez bien ? ». Elyane semble sourire, muette derrière le masque qui lui impose son rythme de respiration mécanique. Debout à coté de son lit, je réponds à l'infirmière : « Nous nous connaissons depuis peu mais nous nous connaissons très bien ». Elyane acquiesce de tout son regard. Je suis à l'unité de soins intensifs du CHU de Bordeaux, auprès d'Elyane qui est en train de vivre ses dernières heures sur cette terre. Elle le sait. Elle est en paix. Elle mène le dernier combat contre cette maladie qui la ronge depuis plus d’un an. Elle lutte et l’agonie approche. Ce n’est pas beau la mort. Ce n’est jamais beau la mort. Mais Elyane est en paix.

Deux mois plus tôt, c'est sa fille Mylène qui est venue me rencontrer avec son mari, Philippe. Elle m'apprend que sa mère est atteinte de la maladie de Charcot ; une saleté de maladie neuro-dégénérative qui atteint progressivement toutes les fonctions motrices, jusqu'à l'étouffement. Mylène a voulu me rencontrer car sa mère a pris la décision d'en finir ; elle a préparé son voyage en Suisse où le suicide assisté est légal. Il existe des centres pour cela dans lesquels ceux qui ne veulent plus vivre peuvent se rendre pour abréger leurs jours. Mylène veut savoir si j'accepterais, « malgré tout », de célébrer un office religieux pour sa mère. Ma réponse est brève et immédiate : « oui ». Evidemment oui. En fait, la question ne se pose même pas… Comment refuserais-je la prière de l’Eglise à une personne qui a eu un geste désespéré ? Il faudrait ne rien connaître à la vie pour faire preuve d’une telle inhumanité… Mais notre discussion se poursuit. Nous parlons de cette terrible épreuve de la maladie, des relations familiales chamboulées, de la peur de souffrir, de la mort, du sens de cette vie. Si bien qu'en partant, je promets de rendre visite à Elyane dès la semaine suivante. En fait, j’apprendrai plus tard que Mylène était venue me voir à la demande de sa mère ; elle voulait rencontrer le curé de sa paroisse et sa fille venait en quelque sorte « repérer le terrain » …

C'est Max son mari, qui vient m'ouvrir la porte, petit homme torturé et noueux comme un cep de vigne ; il m’accueille sur le pallier avant que surgisse Gilia, la chienne de la maison qui manque de me faire tomber en me faisant la fête. Elyane m'attend, assise dans le salon. Un large sourire illumine son visage. Elyane ne peut plus parler depuis plusieurs semaines déjà. La maladie accomplit son œuvre de destruction. Pour communiquer, elle se sert d'une petite tablette où elle peine à écrire. Ce qui me surprend chez Elyane, c’est son sourire. J’ai du mal à reconnaître en elle une personne qui voudrait mourir. En l’espace de deux semaines, je reviendrai trois fois la visiter. Et au fil des rencontres et des discussions – moi avec les mots que je cherche à tâtons, elle avec sa tablette – nous en venons à parler de l’essentiel : la vie, la mort, l’amour, Dieu, tout ce qui nous échappe et nous traverse pourtant… Et peu à peu se fait jour une évidence : Elyane n’a aucune envie de mourir. Ce voyage macabre en Suisse semble être la seule solution qu’elle ait trouvée pour ne pas faire souffrir ses proches. C’est cela la vraie motivation de son projet : ce qu’elle veut, son vrai désir, ce n’est pas d’abréger ses jours mais d’épargner à ses enfants une longue agonie.

Quelques jours plus tard, je suis à nouveau sur le palier mais ils sont plus nombreux à m’attendre. A la demande d’Elyane, je suis venu pour célébrer l'onction des malades et elle a convié une bonne partie de sa famille. Avec son accord, je prends la parole pour dire ce que, sans doute, elle n’a jamais pu dire à ses proches. Que désirons-nous vraiment ? Quelles sont nos peurs ? Pouvons-nous les nommer ? J’essaie de mettre des mots sur le non-dit qui semble régner dans cette maison. Car à l’évidence, la mort provoquée n’est le désir de personne autour de cette table. Il reste encore à vivre des choses essentielles ; des choses qui font que cette vie vaut la peine d’être vécue, que cette vie est pleine de sens ; et qu’elle est digne, jusqu’au bout. Il reste encore de l’amour à vivre. N’est-il pas absurde de supprimer la personne que l’on aime au motif que sa souffrance nous pèserait ? Les larmes mouillent les regards. C’est comme si un poids écrasant venait de tomber à terre.

Le silence se fait… Nous célébrons alors le sacrement de l’onction. Je prie. Je ne sais pas qui prie autour de cette table mais l’intensité du regard d’Elyane en dit long. « Si je traverse les ravins de la mort, je ne crains aucun mal car tu es avec moi ; ton bâton me guide et me rassure » (Ps 22). Cette onction d’huile sur le front et les mains d’Elyane manifeste la tendresse de Dieu ; comme un geste de soin, comme une caresse, manifestant que Jésus prend soin des affligés et des malades, qu'il se fait proche de celui qui souffre : « Je suis avec lui dans son épreuve » (Ps 90). Elle n’a rien d’un geste magique duquel on espérerait une hypothétique guérison. Il y a quelque chose d’absurde à n’espérer de Dieu que le maintient en vie… Dieu n’aurait-il donc rien d’autre à nous offrir que de repousser au plus tard possible l’inéluctable ? Ne serait-il donc rien d’autre qu’une forteresse finissant toujours par céder ? Mais si nous n’attendons de Dieu que la survie, alors il faut se rendre à l’évidence : il sera fatalement mis en échec un jour ou l'autre et nous ne vivons que comme une armée qui bat continuellement en retraite. Il n’y aurait aucun intérêt à croire en un tel dieu et pourtant, il faut bien l’admettre, beaucoup se réfugient dans cette caricature… Or si Dieu ne nous guérit pas de nos maladies, ne serait-ce pas qu’il a plus à nous offrir que la guérison ? Un bénéfice plus grand que la seule survie ? C’est ce que nous dit cette onction d’huile sur les mains et le front d’Elyane : Dieu vient habiter nos faiblesses et nos blessures de sa présence. « Venez à moi vous tous qui peinez sous le poids du fardeau » (Mt 11,28). L’Evangile nous élève à une possibilité d’exister qui transcende toute possibilité seulement humaine de survivre.

Elyane nous montre alors un de ses trésors : une vielle photo de Sainte Thérèse de Lisieux pour laquelle elle éprouve une affection très particulière. Sainte Thérèse, morte à 24 ans au Carmel de Lisieux, nous apprend que, pour ce qui est de la vie, ce n’est pas la quantité qui importe mais la qualité. C’est une évidence que nous oublions souvent alors que nous l’expérimentons sans cesse dans bien des domaines. Par exemple en amitié : ce n’est pas d’avoir beaucoup d’amis qui rassasie l’âme mais c’est la qualité des amitiés que nous entretenons. Une vie longue ou une vie courte, peu importe pourvu que ce soit une vie belle. Je récite alors quelques vers de Sainte Thérèse : « Ma vie n’est qu’un instant, une heure passagère ; ma vie n’est qu’un seul jour qui m’échappe et qui fuit. Tu le sais ô mon Dieu pour t’aimer sur la terre, je n’ai rien qu’aujourd’hui. Que m’importe Seigneur si l’avenir est sombre ? Te prier pour demain, oh non, je ne le puis ! Conserve mon cœur pur, couvre-moi de ton ombre, rien que pour aujourd’hui ».

Elyane avait une passion pour la couture. A toute heure du jour et de la nuit, elle se mettait à l’ouvrage pour reprendre la robe mal ajustée d’une voisine, recoudre des tabliers d’écoliers ou réaliser un bel ouvrage commandé par une amie. Elle avait trouvé dans la couture sa manière toute simple de donner d’elle-même, de donner de son temps, de sa créativité ; une manière toute simple d’aimer. Mais les mains d’Elyane ne peuvent plus coudre et cette paralysie est pour elle une grande souffrance ; silencieuse mais profonde. Que reste t-il lorsqu’on a tant donné toute sa vie et que l’on ne peut plus rien faire ? Que reste t-il quand on a tant aimé et que l’on est dépossédé de sa manière propre d’aimer. Il reste le plus difficile et peut-être le plus beau ; le plus nécessaire aussi. Il reste à se laisser aimer. Il me semble que c’est là l’ultime combat intérieur d’Elyane ; et ce combat sera aussi le nôtre car notre jour viendra : consentir à cette dépossession, consentir à ne plus pouvoir faire, consentir à se laisser aimer… Ce sera probablement notre dernier combat et de loin le plus difficile.

Deux semaines plus tard, je reçois un SMS d’Elyane. C’est une photo de la statue de la Vierge Marie que l’on trouve dans l’église du Haillan ; Elyane y venait souvent. Il s’agit de Notre Dame de la Merci : la libératrice des prisonniers. La Vierge Marie y est représentée brisant les chaines des prisonniers. Et de fait, c’est une véritable libération qu’Elyane a vécu en quelques semaines ! Cette photo est accompagnée d’un seul mot :

- Tripode (c’est le nom courant donné au CHU de Bordeaux)

- Bonjour Elyane, vous êtes au Tripode ?

- Etage 10, aile 2, ch 30

- j’arrive…

Il est 22 heures et me voilà auprès d’Elyane. Elle prend sa tablette et écrit péniblement : « j’ai suivi conseils… ». Un long silence suit. Puis elle écrit à nouveau : « pas partie en Suisse ». Je devine son regard sous le masque à oxygène qui la gène considérablement. Un silence plus long encore. Une larme coule sur sa joue. Puis elle reprend de nouveau sa tablette pour écrire : « Merci ». Cette fois-ci, c’est moi qui pleure. Alors je prends sa main et je fais ce que je sais faire, ce pour quoi j’ai été ordonné prêtre, ce qui est toute ma vie : je prie. A voix haute en tenant la main d’Elyane : « Des profondeurs je crie vers toi Seigneur, Seigneur écoute mon appel, que ton oreille se fasse attentive au cri de ma prière » (Ps 129).

Autour du lit, tout un attirail d’appareils bruyants et clignotants calcule en permanence la vie qui s’en va peu à peu dans le corps d’Elyane. Mais il n’est aucune machine pour calculer cette autre vie, celle qui grandit dans le cœur d’Elyane, cette Vie tellement imperceptible mais tellement plus grande. Je sais qu’Elyane va mourir, elle le sait aussi. C’est une question d’heures. Mais à ce moment-là, je sais que c’est la vie qui a gagné. Au moment de quitter Elyane, je lui murmure : « En arrivant là haut, vous embrasserez ma mère pour moi ? Et mon frère aussi ». Je devine son sourire à travers les traits tirés de l’agonie. Ce n’est pas beau la mort ; ce n’est jamais beau… Cela fait plus d’une heure que je suis là auprès d’elle. Je sais que les médecins se préparent à lui administrer des sédatifs pour apaiser ses dernières heures. Je lui dis : « Adieu Elyane ; en deux mots : à Dieu ! ». Elle sert ma main dans la sienne et je m’échappe plus que je ne sors de cette chambre, en pleurant. L’infirmière que je croise pleure aussi.

Trois jours plus tard, l’église du Haillan n’est pas assez grande pour contenir la foule qui se presse autour du cercueil d’Elyane. Nous écoutons dans l’Evangile de Saint Jean, la rencontre entre Jésus et Nicodème. « Nul à moins de naître de nouveau ne peut entrer dans le Royaume de Dieu ». Ces mots nous parlent. La Parole nous parle. Il nous faut naître de nouveau ; la Vie signifie bien plus que ce que nous pensons habituellement. Bien souvent nous en restons à une dimension atrophiée de la vie, horizontale et sans profondeur : en nous recroquevillant sur notre ego, sur notre peur de mourir. Bien souvent nous ne vivons que dans le but de ne pas mourir. Mais est-ce cela vivre ?

Contrairement à ce que nous pensons, la vie ne nous pas donnée au départ ; la vie est un bien vers lequel nous tendons. Ce qui nous est donné au départ, c’est un peu de temps pour commencer à vivre enfin, pour advenir à la vie, pour advenir à nous-mêmes, pour « naître de nouveau ». Chaque fois que nous accueillons notre fragilité, chaque fois que nous consentons à ne pas tout maîtriser, chaque fois que nous quittons notre ego possessif pour nous risquer à sortir de nous-mêmes, chaque fois que nous devenons un peu plus humains ; en un mot, chaque fois que nous aimons en vérité, c’est cette nouvelle naissance qui s’accomplit en nous, c’est cette nouvelle Vie qui grandit en nous. C’est cette vie-là, et seulement celle-là, qui passe la mort. C’est cette nouvelle naissance qui nous fait véritablement passer de la mort à vie : « Parce que nous aimons nos frères, nous savons que nous sommes passés de la mort à la vie » (1 Jean 3,14). L’Evangile n’a rien d’une morale ou d’une doctrine religieuse ; l’Evangile est une Parole qui inaugure un nouveau rapport à la vie. Et comme l’a écrit avec tant de justesse Maurice Zundel : « La question n’est pas tant savoir s’il y a une vie après la mort ; la question est de savoir si nous deviendrons vivants avant de mourir ». Devenir vivant : c’est l’extraordinaire défi de toute existence et il me semble qu’Elyane a pleinement relevé ce défi au cours des derniers mois qu’elle a passés sur cette terre. Vivre et mourir dignement, il me semble que c’est cela. Et vivre ainsi c'est être victorieux de l'absurde, notre véritable ennemi.

Je ne porte et ne porterai jamais aucun jugement à l’encontre de celles et ceux qui auront fait le choix inverse et seront partis en Suisse. Comme prêtre, je fréquente trop la détresse humaine pour me garder de telles condamnations. En ce domaine, aucune décision n’est facile à prendre. Mais dans bien des situations, il me semble qu’il suffirait d’une parole, d’une rencontre, d’un sursaut de vérité pour oser renoncer à ce qui semblait être d’abord la seule option possible ; pour oser croire que mourir dans la dignité, c’est aussi accueillir la mort comme un moment essentiel de la Vie. Car c'est seulement lorsqu'elle est accueillie comme une partie de la vie que la mort est vaincue. L’histoire d’Elyane est une belle histoire ; l’histoire d’une parole libératrice, d’une parole qui a révélé le vrai désir. Et le vrai désir ce n’est jamais de mourir mais de vivre ! De vivre en plénitude et pas seulement de survivre. « Je suis venu pour que les hommes aient la vie, dit Jésus, et pour qu’ils l’aient en plénitude » (Jean 10,10). Dans l’histoire d’Elyane, c’est la vie qui a gagné !


Pierre Alain Lejeune

4 mars 2020

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