top of page

Le corps y est !



« Le cœur y est !». Voilà des mots qui reviennent constamment en ces jours où nous sommes interdits de mains serrées et plus encore d’embrassades. Troublés dans nos codes habituels, ces quatre mots sont devenus comme un petit rituel de substitution entre nous, un palliatif au manque de contact : « Le cœur y est ». A chaque salutation, refrénant notre premier mouvement de mains tendues ou de joues présentées, nous nous reprenons par ces simples mots : « Le cœur y est ! ». Quatre mots comme un aveu : nous aimerions tant que le corps y soit aussi… Le cœur essaie d’y être quand le corps ne peut pas.

Cette crise de la distanciation agit comme un révélateur : la société du « sans contact » est mise à nu dans son inadéquation fondamentale à notre humanité. Depuis plusieurs années déjà, les guichetiers de la Poste remplacés par des machines, les caissières par des automates et la petite monnaie par le « sans contact » : tout allait vers l’élimination progressive de nos corps. Et voilà qu’un virus nous rappelle que nous avons un corps, que ce corps a besoin de contact, de toucher, de chair. Que c’est bien beau de s’embrasser sur Skype, mais ça ne suffit pas… Que ce corps existe bel et bien ! Nous l’avions presque oublié.

Bien sûr, la marchandisation de la jouissance pouvait nous faire croire qu’au contraire, cette époque post moderne prenait enfin pleinement le corps en considération. Mais ce n’était que poudre aux yeux : lorsque le corps est rabaissé à n’être qu’un objet de plaisir, il est vidé de sa consistance. Le corps n’y est pas.

Voilà qui met en lumière l’ineptie de tout un ramassis de délires sociétaux de notre époque récente. Depuis quelques années, on nous promettait l’homme augmenté, la quasi immortalité, l’effacement de tout ce qui engage le corps, l’éradication de toute faille, de toute imperfection avant même la naissance. L’individu tout puissant se rêvait affranchi du corps et de ses conditionnements. Le corps modelé à loisir, le corps interchangeable, le corps dépersonnalisé. Et cette funeste évolution sociétale que l’on avait le toupet d’appeler « progrès », allait évidemment de pair avec l’éloignement de la terre, l’émancipation orgueilleuse de la sagesse des anciens, la perte de l’odeur de l’herbe mouillée et l’oubli des saisons. Depuis plusieurs décennies nous vivions « hors sol », dans un monde irréel, un monde sans corps. Pensez donc : on nous vendait même comme un progrès la perspective d’enfanter sans relation… D’enfanter sans corps. Quand le corps n’y est plus…

Mais en ces jours, contraints et forcés par un confinement qui nous prive de relations réelles, concrètes, charnelles ; en ces jours nous découvrons que tout ce qui nie le corps, contribue à nous déconstruire. L’homme augmenté c’est l’humain désincarné, c’est l’homme méprisé. Quand le corps n’y est pas, le cœur se meurt…

Ces jours-ci, les chrétiens célèbrent le sommet de leur foi : Jésus est ressuscité. Et il est ressuscité en chair et en os ! Il touche ses disciples, il marche à leurs côtés et mange avec eux. Le corps y est ! Ces jours-ci, les chrétiens redécouvrent le plus inouï, le plus improbable : sous les yeux ébahis des disciples et de Saint Thomas posant sa main sur les plaies de Jésus, le corps y est !

Et nos pauvres corps fatigués et usés en sont illuminés. L’Evangile n’annonce pas une simple survie de l’âme, fusion dans le grand Tout spirituel indifférencié, l’énergie vitale mais sans visage. Cela, l’immense majorité de nos contemporains est prête à l’admettre. Mais l’Evangile proclame l’inouï, le scandale, comme une pierre sur laquelle beaucoup trébuchent : nous ressuscitons corps et âme parce que Dieu nous aime corps et âme. Le corps y est !

Ce corps d’aujourd’hui, celui qui fatigue et se courbe sous le poids des ans, ce corps provisoire est ce qui nous singularise, ce qui fait de chacun de nous un être unique. Absolument unique. Quel paradoxe ! Ce corps qui me rappelle à chaque instant que je suis un être fragile et limité est aussi ce qui fait de moi un être absolument unique. Quel magnifique paradoxe ! Notre limite est aussi notre trésor ! Être limité nous donne d’être unique. Le timbre de la voix, la lumière du regard, cette manière si particulière de serrer dans ses bras ou de porter l’eau à ses lèvres : le corps dit la profondeur de l’être. Et Dieu nous aime, et Dieu nous veut chacun comme un être unique. Le corps y est !

Ce corps transitoire, lieu de nos fragilités désarmantes et de nos plus grandes jubilations, ce corps n’est pas une enveloppe dont nous pourrions nous débarrasser comme d’une bouteille jetable. Il est le lieu de notre engagement plein et définitif dans cette vie. Ce corps cabossé par le temps, ce vieil ami, ce compagnon intime est comme la parabole de l’autre corps, celui qui me sera donné, un jour, transfiguré de lumière, quand Jésus mènera à son terme ma naissance à l’autre vie. Et le corps y sera !

Pierre Alain Lejeune

23 avril 2020

bottom of page