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Aimés jusque là



J’ai déposé l’hostie dans ses mains tremblantes et j’ai dû guider ses doigts jusqu’à ses lèvres. Son regard semblait vide et sans lueur. Cette dame dont j’ignore le nom n’aurait même pas su me dire comment elle s’appelle. Mais elle a communié au corps du Christ ! Quelle conscience avait-elle de ce qui se passait alors ? Je n’en sais rien. Mais ce que je sais, c’est que Jésus n’attend pas que nous ayons tout compris pour toucher nos corps et rejoindre nos vies jusqu’en leurs blessures les plus intimes.

La semaine dernière, je célébrais la messe dans l’unité Alzheimer d’un EHPAD de ma paroisse. Je sais bien qu’un regard extérieur se demanderait probablement : « à quoi bon… ? ». Je sais bien que beaucoup préfèreraient me voir consacrer mon temps à des œuvres plus utiles à leurs yeux. Pourtant, avec les paroissiens qui avaient préparé cette liturgie, nous avions en cet instant, la conviction profonde d’être à notre place et de poser les gestes qu’il fallait poser.


Le Dieu dont nous avons célébré la venue à Noël dans la naissance de l’enfant de Bethléem, ce Dieu-là manifesté en Jésus, ne fait pas le tri entre ceux qui mériteraient de le recevoir et les autres. Il se donne comme un enfant sur la paille ; il se livre entre les mains calleuses et maladroites des bergers comme plus tard, il se laissera toucher par le lépreux ou la prostituée. Et lorsque Dieu touche ainsi notre humanité et se laisse toucher en retour, ce qui se joue au secret de nos corps est bien plus grand que ce que notre conscience parvient à en percevoir.

Continuer coûte que coûte à célébrer l’eucharistie dans tous ces lieux où le corps est en ruine et la raison altérée, c’est affirmer haut et fort que Dieu seul connaît le mystère d’une vie humaine et que Jésus ne vient pas toucher d’abord notre conscience mais tout notre être ; il ne vient pas sauver seulement cette partie visible de l’iceberg que nous connaissons et maîtrisons de nous-mêmes. Il nous rejoint aussi dans nos profondeurs les plus obscures et les plus méconnues.


Pour tous ceux qui accompagnent un proche gravement diminué par la fin de vie, il se joue là un véritable combat. Le combat contre la tentation de juger de l’utilité de notre présence, de nos paroles et de nos gestes à l’aune des critères de ce monde. Mais Dieu n’a que faire de l’utile et du raisonnable ! Continuer à manifester de l’attention et de la tendresse aux personnes qui semblent ne plus la recevoir, c’est faire ce que Dieu fait et aimer comme Dieu aime. Car pour Dieu, la dignité de l’homme est une question bien trop grave pour supporter la moindre exception. Qu’elle était digne cette femme qui ne parvenait pas à porter l’hostie à sa bouche !

Voilà la victoire inattendue et paradoxale des disciples de Jésus : à mesure que s’ouvrent leurs yeux sur leur misère et leur pauvreté, grandit aussi en eux la joie de se savoir aimés jusque-là.


Pierre Alain Lejeune

4 février 2022

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