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Des provisions pour la route


L’église est comble en ce matin de Toussaint. Tous les paroissiens sont masqués mais la distanciation entre nous est impossible à maintenir. Nous sommes trop nombreux. Et surtout, nous avons besoin d’être serrés, d’être ensemble, de faire corps. Depuis jeudi dernier et l’attentat de Nice, nous avons redécouvert avec effroi ce qu’il en coûte, parfois, d’être disciples de Jésus. Et pour ajouter encore à la gravité de cet instant, nous savons que cette messe est la dernière que nous pouvons célébrer ensemble avant le nouveau confinement.

La procession de communion dégage une intensité rare et je perçois l’émotion sur les visages même masqués. Dernier ravitaillement avant la grande traversée. Il va falloir tenir... Même les enfants s’approchant bras croisés pour être bénis, ne fanfaronnent pas comme d’habitude. Ils sentent bien que cette messe n’est pas tout à fait comme les autres. Ce peuple qui marche lentement et qui chante dégage quelque chose de très puissant : comme une joyeuse gravité. La joie et la gravité : deux sentiments apparemment antagonistes et qui pourtant, en cet instant, se lient dans une même prière. Cette joyeuse gravité reflète si bien ce que nous célébrons en chaque eucharistie : dans le même geste, la mort et la résurrection de Jésus. Le mystère d’une vie livrée, d’une vie perdue. Et le mystère de la Vie trouvée, de la Vie gagnée ! Le mystère de chacune de nos vies.

Je dépose un petit bout de pain dans ces mains tendues : « le corps du Christ ». Seule provision pour de longues semaines. Cela semble si peu pour un si long chemin ! Pourtant, je le crois, ce petit morceau de pain nous donne tout. Tous les vivres nécessaires pour affronter la tourmente des heures sombres. Car tout nous est donné ; Dieu a tout déposé au fond de nous. Tout ce que nous cherchons ailleurs fébrilement, tout ce que nous désespérons de trouver dans ce monde, nous le portons en nous, bien souvent sans le savoir. C’est d’ailleurs là le secret des saints que nous fêtons aujourd’hui ; le secret de ces grands frères et grandes sœurs du ciel qui, avant nous, ont traversé l’épreuve ; la foule immense des saints et des saintes de Dieu dont la présence est presque sensible ce matin tout autour de nous. Nous sommes décidément très serrés dans cette église ! Le secret de la sainteté tient en quelques mots : « Quand le monde manque de lumière, sois toi-même lumière pour le monde ! Quand tu ne trouves nulle joie en ce monde, porte toi-même la joie ! Cesse d’attendre que vienne d’ailleurs ce qui peut surgir en toi ! »

Regarde la vie des saints ! Si tu désespères d'une éclaircie dans ce ciel sombre, regarde les saints ! Ils portent le ciel en eux… Si tu es pris par la peur – même la peur de mourir - un peu comme le joueur d’une partie incertaine craignant la défaite, regarde les saints ! Ils jouent leur vie dans la joie car ils savent la victoire déjà acquise. Quoi qu’il arrive… Si tu te lamentes de la laideur de ce monde et de la vilenie des hommes, regarde les saints ! Ils posent eux-mêmes les gestes qui rendent belle la vie.

Bien sûr, notre réaction est souvent frileuse : « Comment puis-je donner ce que je ne possède pas moi-même ? Comment répandre la joie lorsque je ne suis que tristesse ? La confiance lorsque je suis gagné par la peur ? ». Mais c’est justement cela le secret des saints : ils donnent ce qu’ils ne possèdent pas ! Ils donnent Dieu… Ils ont découvert que Dieu a déjà tout donné, tout déposé en nous : la paix, la joie, la confiance, l’espérance, la fidélité… Car ce n’est pas de leur propre lumière que brillent les saints, c’est de la lumière de Dieu. C’est un peu comme un trésor caché en nous qu’il s’agirait simplement de partager. Il s’agit simplement de cesser d’attendre que vienne d’ailleurs ce qui est déjà en nous.

La procession de communion se poursuit, lente et solennelle. Nous chantons : « Recevez le Christ doux et humble, Dieu caché en cette hostie ». Ils s’avancent comme des pauvres, comme des mendiants qui savent que la disette sera longue et que, sans Dieu, ils dépériraient en route. Une vielle dame toute courbée, un papa portant son enfant endormi, cette jeune veuve le masque mouillé de larmes... Ils ne le savent pas mais ils marchent sur le chemin de la sainteté. Non pas de la perfection, certes non. Mais de la sainteté… La sainteté des gens ordinaires, des humbles, des vies cachées. La sainteté des petites gens qui, alors que l’avenir est sombre, vont s’efforcer de bannir de leurs cœurs le désespoir, la raillerie, le cynisme, l’égoïsme, la peur, l’amertume… La sainteté de celles et ceux qui, au cœur de la tourmente, vont cultiver le trésor que Dieu dépose en eux. La sainteté des humbles qui ne désertent pas la place qui leur a été assignée et la mission qui leur a été confiée au jour de leur baptême : porter l’espérance là où personne n’espère plus.

Cette sainteté est à portée de toutes les mains comme ce petit bout de pain que nous recevons pour le porter à notre bouche. Il suffit d’accueillir le trésor de Dieu et il suffit de le porter en nous. C’est aussi simple que cela. La sainteté n’est rien d’autre que la Vie de Dieu qui se déploie dans notre vie. Devenir saints de la sainteté de Dieu, c’est devenir vivants de la Vie de Dieu. C’est briller de sa lumière et rayonner de sa joie ! Devenir saint et devenir vivant sont des mots exactement synonymes…

Ce matin, l’Église du ciel a rejoint l’Église de la terre. Ils sont là, tout autour de nous, et si nos yeux ne peuvent les voir, nous savons qu’ils nous entourent de leur affection et de leur prière. Nous sommes décidément très nombreux dans une si petite église ! Les cloches sonnent à la volée et nous chantons à pleins poumons : « Les saints et les saintes de Dieu célèbrent sans fin Celui qui donne Vie ». A bientôt... Chacun repart vers son confinement mais aucun ne repart seul. Nos aînés du ciel ne nous quittent pas, ils marchent à nos côtés, ils prient pour nous. A bientôt… Nous ne nous reverrons pas de sitôt mais nous avons suffisamment de pain pour la route.


Pierre Alain Lejeune

2 novembre 2020

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