La vie en abondance
Il y a quelques mois, Christophe a quitté cette vie un peu trop tôt, à l’issue d’un terrible combat contre la maladie de Charcot. Il avait 55 ans. J’ai accompagné cet homme jusqu’aux derniers instants. Et de nombreux paroissiens ont été édifiés par la manière avec laquelle Christophe a affronté la maladie jusqu’à l’ultime combat : sa foi, son amour de la vie, sa prière qui nous transportait, ses larmes aussi.
A ce jour, il ne fait hélas aucun doute que le suicide assisté sera très prochainement légalisé en France. Il faut dire que le matraquage systématique de l’opinion publique a été bien orchestré ces dernières années ! Mais c’est encore et toujours l’idéologie de la toute-puissance qui se cache derrière ces réformes. La fine pointe de l’ultra-libéralisme : l’individu tout-puissant qui revendique ses droits sans aucune conscience de ce qui le relie au reste de l’humanité. L’homme qui, dans l’illusion de sa puissance prétend se construire lui-même (nous y sommes presque avec la folie dans laquelle nous entraîne l'idéologie du genre) et tout maîtriser de sa naissance à sa mort. Voilà le plus grand des mensonges : on veut nous faire croire qu’être homme, ce serait pouvoir décider soi-même de sa vie et de sa mort.
Une veuve dont le mari s’est fait euthanasier en Suisse, m’avouait l’autre jour que son époux avait toujours tout commandé, tout maîtrisé dans sa vie. Jusqu’à sa mort. Elle reconnaissait avec tristesse qu’au fond, il n’avait raté qu’une seule chose, mais la plus essentielle : consentir à s’en remettre à autre qu’à lui-même, consentir à ne pas tout maîtriser, à s’abandonner. Et si c’était précisément cela qui fait de nous des humains ? Et si c’était cela l’enjeu majeur de toute vie humaine ? Alors, faire croire à une personne qu’il serait préférable pour elle de pouvoir décider elle-même de sa mort, c’est l’entretenir dans le plus grand des mensonges. Le mensonge, c'est de nous entretenir dans l'idée qu'"être homme" serait du côté de la maîtrise et de la puissance. Mon expérience de la vie me conduit plutôt à penser que ce qui nous rend plus "humains" est au contraire du côté de la douceur, de la fragilité, du consentement.
Il y a bien d’autres manières d’accompagner nos mourants dans leurs derniers jours afin qu’ils ne ratent pas cette marche essentielle. Aujourd’hui nous savons accompagner en soulageant la douleur, y compris par des sédatifs dont nous maîtrisons beaucoup mieux l’usage. Mais le législateur semble préférer la solution la plus économique et la plus expéditive : il préfère supprimer qu’accompagner ! Bien sûr, il est très éprouvant d’accompagner un proche en fin de vie. Mais demandons-nous ce que cette épreuve révèle de nous-mêmes et de nos propres peurs, et de cette fragilité que nous avons tant de mal à accepter...
Quelques heures avant sa mort, Christophe a réussi à nous faire comprendre, après de longues minutes de clignements de paupières devant les lettres que nous lui montrions : « La vie en abondance ! ». Christophe est mort comme un saint, c’est à dire comme un homme ; simplement, en accueillant sa fragilité, en acceptant de se dessaisir de sa vie. Il est mort en témoignant que, dans l’extrême fragilité, il était habité par ces mots de Jésus : « Je suis venu pour que les hommes aient la vie en abondance » (Jn 10,10). Quel paradoxe ! C’est précisément dans ce dessaisissement que la vie nous est donnée en plénitude et que nous devenons pleinement vivants ; c'est dans ce geste des mains ouvertes et abandonnées que nous sommes enfin comblés de ce que nous ne pouvons pas saisir nous-mêmes.
Pierre Alain Lejeune
17 juin 2023
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