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Le bon chemin


« Suis-je sur le bon chemin ? ». Je dois me rendre dans le village de San Miguel où je suis attendu pour la messe. Je suis parti avec le 4x4 de la paroisse qui n’aurait aucune chance de valider le contrôle technique de notre administration tatillonne mais qui se porte encore très bien ici, sur les pistes du Gran Moxos, dans la forêt amazonienne. Le soleil est déjà haut ; je ne suis pas très en avance. J’ai pourtant pris plusieurs fois cette piste mais je ne reconnais pas l’itinéraire, les arbres, les virages… Je me demande si je n’aurais pas dû prendre la piste de droite à la dernière intersection, il y a déjà plus d’une demi heure. « Suis-je sur le bon chemin ? ». Et comme pour affoler encore un peu mon taux d’adrénaline qui est déjà dans le rouge, voilà que le moteur cale dans un trou un peu plus profond que les autres. Il ne manquerait plus que je me retrouve en rade dans ce coin perdu de la jungle… « Suis-je sur le bon chemin ? ».

En essayant de redémarrer le moteur capricieux, je prends conscience que cette question ne m’a plus quitté depuis des mois : « Suis-je sur le bon chemin ? ». C’est la question qui m’a fait partir à Compostelle l’année dernière puis ici de l’autre côté de l’Océan, rejoindre une mission jésuite dans ce coin perdu de Bolivie. L’immense question avec laquelle je me bats depuis deux ans et demi : « Suis-je sur le bon chemin ? ». Bien sûr cette question peut paraître tout à fait déplacée de la part d’un prêtre qui est sensé avoir résolu depuis longtemps la question du sens de sa vie ; plus encore, un pasteur qui a pour mission d’aider les autres à trouver le leur. Bien sûr, la simple évocation de cette question pourrait passer pour une défaillance voire une dérobade, une infidélité, une tromperie : « Tu as donné ta parole ! Comment peux-tu penser, ne serait ce qu’une seconde, la remettre en question ? ». Je sais. Mais voilà, cette question m’a surpris au détour d’un matin. Je ne l’ai pas décidé. Les bras tendus d’un enfant, le sourire d’une femme, l’amour d’un grand père pour sa petite fille : tout ce à quoi j’ai renoncé. Autant de raisons pour se faire surprendre par cette question ; un peu comme on se découvre un beau jour atteint de la maladie dont on prétendait guérir les autres : « Suis-je sur le bon chemin ? ».


Cette question s’est imposée à moi dans toute sa puissance. Elle m’a envahi par toutes les brèches de ma vie, par toutes les pores de ma peau, elle s’est infiltrée partout, ne laissant en moi aucun espace en paix. Je n’ai pas pu l’écarter simplement d’un revers de la main. Tous mes efforts se sont révélés vains face à ce raz de marée. Je n’ai rien pu faire pour la relayer au rang des sujets accessoires, des faiblesses passagères ou mieux encore, pour feindre de ne l’avoir jamais entendue. Et aujourd’hui, je crois pouvoir ajouter ce mot qui depuis si longtemps semblait me fuir : heureusement !


Heureusement ! je n’ai pas contourné cette tempête. Heureusement ! le Seigneur m’a donné une tête assez dure pour ne pas faire comme si je n’avais rien entendu. Heureusement ! il m’a fait assez fragile et vulnérable pour ne pas me laisser seulement colmater les brèches en attendant que ça passe. Je connais tant d’hommes et de femmes qui ont dû affronter un jour ce même ouragan avec plus ou moins de bonheur, avec des parcours plus ou moins sinueux. Rien que pour eux et pour elles, je crois qu’il est heureux que cette épreuve de la vie ne m’ait pas seulement égratigné mais véritablement renversé. « Suis-je sur le bon chemin ? ». Caramba ! Il est déjà 9h ! Si je dois faire demi tour et prendre une autre piste, je ne suis même pas sûr d’avoir assez de gazoline. Et ce fichu moteur qui ne veut pas redémarrer…


Bien sûr, il n’y a sans doute pas de « bon » chemin. Je veux dire pas de chemin tout tracé ; s’il est vrai – ce que je crois profondément - que Dieu nous accompagne quel que soit la complexité de nos routes, de nos bifurcations, de nos chemins de traverse. Pas d’autre bon chemin que celui sur lequel nous devenons vraiment vivants. Je me souviens de ce jour où j’ai dit « oui pour la vie » ; ce jour où, dans cette soif d’infini de mes jeunes années, je fus prêt à tout donner pour… pour quoi au fait ? Pour qui ? Voilà bien le cœur du problème et le cœur de la tempête. Pour qui, si ce n’est pour le peuple de Dieu ? Ou pour Jésus, ce qui revient au même. Pour quoi, si ce n’est pour l’amour de ce peuple ? Ce peuple qui est en Gironde. Ce peuple que je rencontre, ici en Bolivie, dans toute sa pauvreté et dans toute sa foi. « Suis-je sur le bon chemin ? ». Ici, en Bolivie, je crois avoir compris qu’il ne me revient pas de répondre à cette question. Ce n’est pas moi qui détiens la clé de l’énigme mais c’est ce peuple que je prétends aimer et servir depuis 15 ans, c’est ce peuple qui peut me dire si oui ou non je suis sur le bon chemin. Tout au long de cette tempête, je crois qu’il m’a été donné de comprendre qu’on n’existe pas seulement pour les autres mais aussi et surtout par eux.

Mes connaissances en mécanique étant à peu près du même niveau que ma pratique de la danse classique, je commence à me dire que je suis bon pour moisir dans ce coin de jungle où je ne me sens pas plus en sécurité qu’un poulet dans un KFC, en attendant l’improbable passage d’une âme en vie… Et pourtant, je me trouve d’un calme qui me surprend moi-même… C’est que la question qui m’anime a pris tant de place que tout le reste semble dérisoire.


Me reviennent à l’esprit les mots d’un vieux prêtre entendus il y a 20 ans ; des mots qui m’avait marqué et que je me suis longtemps redis sans les comprendre. J’étais encore séminariste. Nous étions dans la sacristie d’une église parisienne, après la messe, rangeant nos aubes ; c’est marrant j’ai oublié le nom et le visage de ce prêtre mais je me souviens bien de l’odeur d’encens et de vieux meubles cirés qui nous enveloppait. Il m’avait adressé cette parole sur un ton presque détaché : « Tu sais, on devient souvent prêtre pour de mauvaises raisons mais c’est toujours pour de bonnes raisons qu’on le reste ». Aujourd’hui je comprends mieux ces mots venant d’un prêtre qui a dû affronter un jour cette même question : un homme libre, un homme qui a dû renoncer à être le « bon prêtre » qu’il rêvait d’être pour accueillir le pauvre pécheur qu’il était. Pourquoi donc m’avait-il dit cela ce jour-là ? Qu’avait-il donc perçu ?


A la dixième tentative, le vieux moteur Toyota finit par redémarrer et je réussis à sortir la roue avant de l’ornière sans trop de difficulté : il en a encore sous le capot ce bon vieux pickup ! Mon ciel intérieur s’éclaircit d’autant plus que là-bas, à quelques centaines de mètres, j’aperçois une silhouette le long de la piste. Je m’arrête auprès d’un vieil homme qui revient de la pêche.

- San Miguel, c’est par là ?

- Vous y êtes presque ! Vous êtes le curé français ?

- Oui.

- Ils vous attendent pour la messe…


Pierre Alain Lejeune

22 décembre 2016





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