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Quand Dieu rebâtit sa maison


Soir d’hiver à Taizé. La lune presque pleine éclaire l’allée qui me ramène de l’église de la réconciliation vers ma chambre, au point que l’ombre des branches encore nues se dessine nettement sous mes pas, donnant à ce paysage nocturne des airs de rêve éveillé. Je suis le dernier à quitter l’église, il est presque 23h ; les frères sont couchés depuis longtemps. Comme chaque soir, j’ai assuré les confessions et ce soir il y avait du lourd…

Quelques heures plus tôt, c’est par ce même chemin que je traversais la prairie dans le brouillard et le givre du petit matin pour aller célébrer la messe de l’aube. Entre ces deux traversées, j’ai consacré la matinée à travailler de mes mains avec quelques frères, à l’atelier des émaux ; on y fabrique notamment les fameuses petites croix en forme de colombe. J’ai partagé les repas avec la communauté ; à trois reprises j’ai prié avec les frères et tous les jeunes présents à Taizé cette semaine ; j’ai plongé dans mes bouquins une bonne partie de l’après midi, gardant un peu de temps pour écrire et répondre à mon courrier électronique de plus en plus abondant depuis que je suis rentré de Bolivie. Je suis allé marcher une petite heure dans la campagne environnante qui continue de vaincre ce qu’il restait en moi de chauvinisme aquitain : la Bourgogne, même l’hiver, est d’une beauté difficile à décrire. Quelle lumière ! J’ai aussi pris le temps de prendre le café en lézardant au soleil du mois de mars avec les huit réfugiés soudanais qui sont accueillis par la communauté. Bref, une journée bien occupée et dont le rythme quasi monastique présente l’avantage de laisser l’esprit libre.

Mais ce soir, en marchant à la lumière de la lune, ce sont les confessions entendues qui occupent mes pensées. Cela fait pourtant presque 15 ans que je célèbre le sacrement de la miséricorde. Mais je dois reconnaître que consacrer chaque soir de la semaine à écouter les jeunes me remue intérieurement comme je ne l’aurais jamais imaginé. Il faut dire qu’ici le cadre est plutôt porteur et cela se ressent inévitablement dans la manière avec laquelle les jeunes s’approchent du Seigneur pour accueillir son pardon. Il est bien rare qu’une demande d’absolution n’exprime qu’une recherche de sécurité ou bien cette espèce de prélavage-lavage-séchage qui nous laisserait repartir avec une bonne conscience débarrassée de toute inquiétude. Cette pathologie religieuse bien connue est précisément ce que Jésus a tant combattu. Car l’Evangile, à moins de l’enfermer dans le corset de nos illusions, est impuissant à nous offrir sécurité et bonne conscience ; l’Evangile nous offre la Vie et la liberté, ce qui est tout à fait autre chose que la tranquillité d’esprit…

Chaque soir, dans l’église de la réconciliation de Taizé, en écoutant les jeunes, je peux entendre le cœur humain traversé par la blessure du péché et par la grâce du repentir ; le cœur traversé par le poids d’une existence subie et pourtant animé par un désir profond de renaissance et de liberté. Chaque fois ou presque je suis témoin de l’œuvre de Dieu dans la vie de celui ou celle que j’écoute. Depuis quelque temps, j’ai pris l’habitude de toujours confesser « Bible à la main ». Cela m’oblige, dans mon écoute, à chercher quel passage de l'Ecriture pourrait rejoindre la personne qui me parle. L’exercice n’est pas toujours aisé mais quelle richesse dans cette manière de célébrer la miséricorde de Dieu à l’écoute de sa Parole ! Nous terminons en lisant ensemble tel psaume, telle rencontre de Jésus, telle parole prophétique et le jeune repart avec pour « pénitence » cette page biblique à méditer. Je suis témoin que Dieu donne et pardonne, construit et reconstruit, soulage et relève ceux et celles qui consentent à s’approcher de lui avec un cœur humble. Et cette expérience quotidienne donne à ma vie, somme toute assez monotone ici, un relief inattendu.

A l’origine de ma vocation plusieurs paroles fortes ont résonné en moi. Je me souviens notamment des mots entendus par le tout jeune François d’Assise dans la petite église en ruine de San Damiano : « Va et reconstruis ma maison qui, tu le vois, tombe en ruine ». Saint François s’exécuta sur le champ et ayant rebâtit ladite chapelle, il pensait avoir accompli sa mission. Mais il finira par comprendre que l’appel de Dieu était beaucoup plus grand et allait beaucoup plus loin que cette petite chapelle croulante ; la maison de Dieu qu’il s’agissait de rebâtir c’était l’Eglise avec un E majuscule, tâche à laquelle le pauvre d’Assise s’est attelé toute sa vie et de quelle manière ! Je me souviens avoir entendu cette parole comme un appel, un soir alors que je terminais une retraite du côté de Toulouse. C’était il y a 22 ans. J’avais 22 ans… Mais ce soir-là, la maison de Dieu à rebâtir, m’était apparue comme le cœur humain en ruine : « Va et rebâtis l’homme qui, comme tu le vois, tombe en ruine ! ». Rien que ça… Il est vrai que nous ne sommes jamais à la hauteur de l’appel de Dieu. Mais il y a certainement dans cette entreprise de reconstruction de l’homme, dans cet humble chantier que Dieu entreprend discrètement au secret de nos vies, quelque chose de la vocation de tout prêtre.

« Rebâtis ma maison qui tombe en ruine ». La maison de Dieu, c’est le cœur humain et il n’est pas besoin d’avoir beaucoup vécu pour découvrir que le cœur de l’homme est en ruine. Je dois avouer que j’avais un peu oublié cette parole fondatrice, enfouie dans les méandres de ma mémoire. En ce moment c’est elle qui me revient à l’esprit, le soir lorsque je revêts l’étole pour entendre les confessions des jeunes. Il faut avouer que Dieu a de l’humour pour envoyer les pauvres bougres que nous sommes dans une telle entreprise ! Car qui d’autre que Lui peut reconstruire le cœur de l’homme ? Qui est à l’œuvre dans ce que j’entends en confession sinon l’Esprit Saint qui, inlassablement reprend le travail que nous avons démoli. Mais voilà, Dieu nous envoie nous-mêmes réaliser ce que Lui seul peut faire… Quel paradoxe ! Il fait de nous des ouvriers de l’impossible et il choisit nos faibles mains de prêtres pour se donner et se redonner sans cesse, nos pauvres mains qui ont pour mission d’offrir ce dont elles sont dépourvues. Nous sommes les ouvriers d’une œuvre que Dieu seul peut accomplir. C’est l’expérience renversante du curé de campagne de Georges Bernanos donnant l’absolution à une vielle dame : « ‘Soyez en paix’ lui avais-je dit. Et elle avait reçu cette paix à genoux. Qu’elle la garde à jamais ! C’est moi qui la lui ai donnée. Ô merveille, qu’on puisse ainsi faire présent de ce qu’on ne possède pas soi-même, ô doux miracle de nos mains vides ! ».

C’est ainsi que chaque soir, j’essaie d’écouter les jeunes qui passent à Taizé. C’est ainsi que j’essaie de donner ce pardon que je ne possède pas. Et je sais alors que ce qui se passe entre nous deux, entre ce jeune et moi, nous dépasse infiniment l’un comme l’autre. C’est Dieu qui est à l’œuvre. C’est ainsi que Dieu nous rebâtit. C’est ainsi que, dans le même geste, le Seigneur reconstruit le cœur du pénitent et celui de l’ouvrier, la vie du jeune qui ouvre les yeux sur la présence de Dieu dans sa vie et celle du prêtre qui se découvre dépassé par ce qu’il accomplit. Car Dieu ne nourrit pas seulement les brebis qui cherchent un pâturage mais aussi le pasteur ayant pour mission de les mener. C’est d’œuvrer pour le Royaume de Dieu qui nourrit une vie.

« Si le Seigneur ne bâtit la maison, les ouvriers travaillent en vain » (Ps 126)

Pierre Alain Lejeune

5 mars 2017



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