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Qui serions-nous sans nos rencontres ?


Voici l'introduction du livre que les Éditions Artège m'ont commandé : " Éloge Spirituel de la Rencontre". Vous le trouverez facilement dans la plupart des librairies.


Éloge Spirituel de la Rencontre

Editions Artège, octobre 2024


Novembre 2016. Le minibus semble souffrir de toutes ses articulations sur la piste caillouteuse de l’Altiplano bolivien qui me ramène vers la grande ville de La Paz. Dans ma tête, les mots se bousculent. Je sais que je viens de vivre l’une des rencontres les plus marquantes de ma vie, et la joie intérieure que j’éprouve me fait oublier l’inconfort du long voyage qui m’attend. Pourtant, je ne suis resté que 48 heures chez le père Francisco, jésuite et curé d’une paroisse perdue dans un désert de cailloux, à près de 4 000 mètres d’altitude.

 

Après quinze ans d’une vie de prêtre trépidante dans mon diocèse de Bordeaux, j’ai dû prendre le large. jusqu’en Amérique latine pour une année sabbatique ; une année pour retrouver mes marques, pour retrouver mes fondations, pour retrouver la joie perdue, la joie usée. Et ces deux jours que je viens de vivre dans le presbytère de fortune du père Francisco, battu par le vent froid des Andes, sont pour moi un tournant, je le sais. Nous ne nous étions jamais vus et nous ne nous reverrons probablement jamais. Pourtant, en quelques heures, nous avons beaucoup parlé. Nous avons fait silence aussi. Nous avons cuisiné ensemble et partagé quelques repas. Nous avons prié et marché dans l’immensité de l’Altiplano. Mais surtout, nous nous sommes rencontrés de plain-pied : au niveau de nos blessures, de nos questions, de nos combats et de nos joies, de nos vies de prêtres si différentes.

 

Et, sur le chemin du retour, dans le bruit et la poussière de ce taxi de fortune, ce sont ces mots qui me viennent à l’esprit : « Je suis grandi. » Je tourne et retourne dans ma tête ces trois mots qui se sont imposés. Non pas « J’ai grandi » comme on le dit habituellement, mais « Je suis grandi ». Cette tournure au passif exprime si bien que je n’ai pas fait grand- chose, que je suis bien plus le bénéficiaire que l’acteur de cette croissance. La passivité dont je suis l’objet dit quelque chose de la grandeur de ce qui s’est joué dans cette rencontre. « Je suis grandi. » Par qui ? Par quoi ? Par une rencontre comme il s’en produit parfois dans une vie. Ou par Celui qui en fut le maître d’œuvre…

 

J’ai voulu ouvrir cet éloge spirituel de la rencontre par le récit d’un moment réel de ma vie, car il n’existe de rencontres que réelles, concrètement vécues. Ce sujet ne peut pas être abordé de manière théorique, comme si un docteur ès rencontres bardé de diplômes et de grades universitaires pouvait enseigner ses semblables du haut de sa chaire. En réalité, dans ce domaine, nous sommes tous néophytes, et tous nous sommes pratiquants, car il n’est pas de vie véritablement humaine sans rencontre.

 

Il peut paraître étrange, d’ailleurs, d’être amené à écrire un éloge de la rencontre, comme s’il était nécessaire de convaincre le lecteur de son importance ; comme si nous avions besoin de quelques spots publicitaires pour emporter notre conviction qu’il est important pour nous d’expérimenter de vraies rencontres ; comme si la rencontre pouvait être pour nous une option parmi d’autres. Au fond, nous le savons tous autant que nous sommes, depuis que nous sommes sortis du ventre de notre mère – et peut-être même avant –, nous aspirons à rencontrer. Et depuis les premiers mouvements de notre vie humaine, nous n’avons cherché qu’à rencontrer. Quoi ? Qui ? Voilà ce qu’il faut chercher à éclairer. Que cherchons-nous ? Qui cherchons-nous ? Et que se passe-t-il en nous au gré des rencontres qui jalonnent nos vies ?


« Où es-tu ? » Dans le livre de la Genèse, ce sont les premiers mots que Dieu adresse à Adam après qu’il a rompu le lien de la confiance. Ces trois petits mots sont comme une porte d’entrée dans l’immense histoire biblique, histoire à la fois dramatique et sublime. Une question qui résonne comme un écho à travers les siècles et toutes les pages de la Bible. On pourrait presque dire, en forçant un peu le trait, que ces trois mots inauguraux résument à eux seuls tout le reste de la Bible : « Où es-tu ? » Dieu se met en quête de l’homme et, inlassablement, tout au long de l’histoire sainte, il part à sa rencontre. Les hommes ont toujours considéré que c’était à eux de chercher Dieu, usant de toutes leurs capacités humaines, pourtant dérisoires, pour s’élever un peu au-dessus d’eux-mêmes et tenter de comprendre, de saisir ne serait-ce qu’une infime part de l’infini… En réalité, ce n’est pas l’homme qui cherche Dieu, c’est Dieu qui, depuis toujours, cherche l’homme. Ce n’est pas l’homme qui s’élève, c’est Dieu qui s’abaisse et qui vient à notre rencontre : « Où es-tu ? »


Voilà la conviction qui habite les pages qui suivent : dans nos rencontres, c’est Dieu qui se donne à rencontrer ; dans nos quêtes, c’est Dieu qui nous cherche ; dans nos amours, c’est Dieu qui nous aime. Si les rencontres qui jalonnent notre vie sont le lieu aussi bien des plus grandes blessures que des plus grandes joies, c’est qu’il se joue là quelque chose d’essentiel, de vital même pour chacun de nous. Les quelques chapitres qui suivent, en mêlant des expériences de rencontres vécues et la méditation de la Parole de Dieu, voudraient simplement mettre des mots sur ce « quelque chose » d’essentiel, ce « quelque chose » que nous avons tant de mal à saisir et qui, pourtant, nous façonne ; qui nous fait devenir ce que nous sommes, advenir à nous-mêmes. En commentant le tableau de Rembrandt Le retour du prodigue, Paul Baudiquey s’interrogeait : « Qui serions-nous sans nos blessures ? » En le paraphrasant, nous pourrions nous demander à sa suite : « Qui serions-nous sans nos rencontres ? » Et poursuivre avec un autre immense poète :

« Que serais-je sans toi qui vins à ma rencontre

Que cette heure arrêtée au cadran de la montre

Que serais-je sans toi qu’un cœur au bois dormant

Que serais-je sans toi que ce balbutiement. »


Pierre Alain Lejeune

28 novembre 2024

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